dimanche 31 mai 2015

DIS PEPERE,RACONTE...


LA PREALLE 1907-1988





Alphonse FREDERIX

CREDIT COMMUNAL de BELGIQUE (Publié en 1988).
HERSTAL CENTRE S.N.C. DENGIS-VANDORMAEL
Rue Elisa Dumonceau, 22 4400 HERSTAL


PREFACE



J'avoue que la perspective d'écrire une préface m'est apparue d'abord comme une tâche délicate ! Lire avec attention les épreuves d'un ouvrage dont je ne savais pas grand-chose, essayer d'en dire du bien, alors que personne ne pouvait m'assurer que "DIS PEPERE, RACONTE..." trouverait le chemin de mon coeur...

D'ailleurs, n'est-ce pas une sorte de miracle quand un livre inconnu ou célèbre, touche le lecteur dans ses affinités au point d'éveiller la complicité indispensable que réclame une lecture heureuse ? Le miracle a eu lieu !

Malgré quelques imperfections, répétitions ou rocailles de langage, le récit palpite comme un être vivant, il respire, il frémit. Ecrivain prolétarien, âgé aujourd'hui de quatre-vingt-un ans, Alphonse FREDERIX a consacré beaucoup de temps, des années peut-être, à cette plongée dans le passé que représente "DIS PEPERE, RACONTE...". Le vieux Herstal et, avant tout, La Préalle remontent à la surface du temps. Certains retraités de notre commune reverront dans les pages d'Alphonse FREDERIX la boutique qu'on désignait jadis par une appellation très simple, "CHEZ  JACOB" .

C'était rue Haute Préalle, à côté du commissariat qui existait alors, à quelques mètres du passage à niveau et du bureau de poste. Les JACOB vendaient, entre autre, du rêve pour les enfants, trains actionnés par un ressort, cerceaux, poupées, cerfs-volants. Ah ! les cerfs-volants ! Garçons et filles couraient jusqu'aux prés et même jusqu'aux champs qui s'étendaient au pied du terril de la PETITE BACNURE. Là, ils éprouvaient la joie incomparable de donner aux oiseaux de papier la liberté du ciel, la seule qui fût digne des cerfs-volants de chez JACOB.

Je n'ai pas connu la boutique, cela se passait avant ma naissance. Mais j'ai vu dans l'oeuvre d'Alphonse FREDERIX, bien des endroits qui me sont familiers, le pré Wigy, la Fabrique Nationale, l'emplacement des houillères, la rue Marexhe dont le nom signifie "marais", le bois de Bernalmont qui m'a permis de compléter un herbier quand j'étais normalien, sans oublier les mystères de l'île Monsin dans les premières décennies du siècle.

Peu à peu, j'ai découvert l'existence de l'auteur comme on découvre une rivière tantôt paisible, tantôt agitée. La rivière, je veux dire la vie d'Alphonse FREDERIX, coule entre les rives où l'on reconnaît tel souvenir, tel visage, telle maison. C'est Herstal, c'est La Préalle qui occupent les rives de la mémoire et de la nostalgie.

Récit sans prétention littéraire, DIS PEPERE, RACONTE... touchera ceux qui ont assez d'imagination pour deviner que Herstal et La Préalle ont vécu, souffert, aimé, épousant l'évolution de l'époque, comme Alphonse FREDERIX lui-même.

Jean NAMOTTE, ancien Bourgmestre de Herstal.








AVANT-PROPOS

En cette année 1979, nous sommes en juin. La nature s'épanouit: c'est le printemps et le ciel est tout bleu! Il y a des fleurs partout qui s'ouvrent à la brise très légère qui les caresse et emporte leur parfum. Les oiseaux ivres de soleil décrivent leurs farandoles si gracieuses dans l'azur du ciel. Dans les jardins tout le monde travaille de bon cœur. Au loin, la vallée mosane fait entendre la continuelle rumeur de son activité toujours en éveil.

Eglise de La Préalle.
Plus près de nous, deux coups de cloche résonnent à l'horloge du clocher de l'église de La Préalle. Pour ma femme et moi, cela veut dire que d'un instant à l'autre, notre famille va arriver. Interrompons le jardinage, regagnons notre bonne vieille demeure qui, depuis quatre siècles et demi, abrite bien des générations. Hé oui, c'est là que ma femme et moi vivons une retraite largement méritée par une vie de labeur. Voilà que la porte s'ouvre dans un joyeux brouhaha. Et ce sont les embrassades, les accueils réciproques. Les petits vont tout de suite sur la pelouse pour jouer à la balançoire ou se prélasser dans l'herbe tendre!

Avec nos grands enfants, nous parcourons les sentiers du jardin sous leurs regards admirateurs. On évalue déjà ce que seront les futures récoltes que nous aurons. Que c'est beau ces baies naissantes sur les groseilliers, les cassis, les framboisiers, le grand mûrier ainsi que les toutes petites pommes et prunes qu'on devine déjà.

Rentrons à la maison, boire une tasse de café et bavarder ensemble. Il fait bon, la porte est grande ouverte et bientôt une jolie petite frimousse apparaît. C'est Chantal, une de nos arrière-petites-filles qui vient se blottir contre moi et s'assied sur mes genoux. Avec un sourire à vous damner un saint, elle me prend une main, me fait baisser la tête et, la bouche en cœur, dit d'une voix très, très douce "dis, Grand-Père, raconte ".

Alors, il ne me reste plus qu'à m'exécuter car les autres se sont également groupés autour de moi. Bien sûr, il y a les histoires pour enfants dont quelques-unes me sont restées en mémoire, mais ce qui rencontre les faveurs de mes chérubins, c'est l'évocation d'un temps qu'ils n'ont pas connu. Hé oui, ils adorent que je leur parle de notre enfance, de notre jeunesse...

Et, de mon côté, j'avoue que j'éprouve du plaisir à leur parler de cette époque révolue. Ceci afin que, plus tard, ils soient mieux à même d'apprécier le confort dont leur vie présente est saturée.

J'aime les enfants, tous les enfants, voilà le motif qui m'a incité à confier à ce modeste ouvrage le résumé des faits, des circonstances, des découvertes qui ont parsemé notre existence de septuagénaire.

Cimetière de Rhées
Et il ne fait nul doute que la lecture de ce livre ne soit hautement profitable.
Tout cela est bel et bien bon, allez-vous penser, mais on aimerait savoir où se trouve l'endroit qui ser­vit de cadre au récit qui va suivre.

Il s'agit tout simplement du hameau de La Préalle, populeux quartier de Herstal. Vous ne connaissez pas? Alors, admettons que vous veniez de Liège par bus.

Sitôt arrivé que voyez-vous? D'abord, une colline parallèle au chemin de fer. Tout le sommet est pourvu de nombreuses habitations et, derrière ces maisons, s'étend un vaste plateau sur lequel se trouve le cimetière de Rhées où reposent nos chers disparus. De là-haut on découvre un vaste panorama, Vottem, Thier-à-Liège et, à nos pieds, La Préalle que nous procurerons brièvement.

La Préalle doit son nom aux prés tapissant la vallée du Bériwa, flanqué du Rida dont les eaux fertilisaient cette terre où Charlemagne et ses fils venaient chasser le gibier nombreux au temps jadis.
Ferme Cajot
C'est la Ferme Cajot qui leur servait de lieu de repos. De très anciennes maisons témoignent éloquemment de l'attrait de cette belle petite région.

Certains noms de rues se passent de commentaires, rues Verte, Charlemagne, Sur-les-Thiers, par exemple. D'autres méritent une explication comme la rue de la Baume ainsi nommée parce que voilà plusieurs siècles, les Préalliens y avaient tracé un sentier afin d'aller creuser des souterrains (ou baumes) dans l'espoir d'y découvrir du charbon. Au-dessus de la colline, on peut encore voir de nos jours quelques monticules contenant les restes des déchets extraits de ces " baumes".

La rue du Moulin Maisse porte ce nom en mémoire du moulin qui existait à l'entrée d'une cour en contre-bas, juste à l'entrée de ladite rue. Le bâtiment est toujours là, habité, et porte visiblement les traces des ouvertures par où passaient les sacs. Ce moulin était mis en mouvement par le ruisseau Bériwa.

Face à cet endroit, des prairies en pente et tout en haut, le Bois de Bernalmont avec son château.


Autre témoin du passé, la rue de la Bance et ses très vénérables maisons. Bance est un mot wallon qui signifie manne ou panier. Là aussi, les gens s'acharnaient et arrachaient péniblement du charbon, si précieux, manne par manne. Une fois sorti du trou, on retirait les déchets et on le vidait dans les "bots", longs paniers à bretelles, que de robustes femmes, les botteresses, allaient porter chez les clients.
Pour les besoins spirituels, outre les sorcières et autres superstitions, il fut procédé à la construction du Monastère du Bouxthay doté d'une chapelle.

A noter que ce qui existe encore est toujours habité. La chapelle, hélas, n'a plus que ses quatre murs envahis par la végétation. De notre jardin, on distingue fort bien ce lieu entouré de champs et arboré, ce qui ne manque pas de charme.

Chapelle des Monts.
A présent, La Préalle possède deux églises: l'une consacrée en 1863 à Notre-Dame-de-l'Immaculée-Conception, l'autre, plus récente et plus modeste, dessert le plateau de Rhées, où l'on a bâti une vaste cité.

C'est par la rue Rogivaux qu'on atteint Vottem.



Grâce à la découverte d'un excellent anthracite, un magnifique charbonnage, la Petite Bacnure, a assuré la prospérité de tout le hameau pendant de longues années.

Toute La Préalle vibrait d'une intense activité. Durant son règne, cette mine avait, par ricochet, donné naissance à des commerces et artisanats de toutes sortes, cafés, jeux de quilles, chants de coqs, cinéma, salles de danse, médecins, pharmaciens, magasins divers et j'en oublie certainement...

De tout cela que reste-t-il? La plus grande partie de la houillère a été démolie. Seul l'immense terril monte toujours la garde comme un reproche, comme un mausolée, comme un douloureux souvenir.

N'allez pas en conclure que notre petit pays soit devenu triste pour cela. Que non.

Il y a encore quelques commerces et, pour le reste, les moyens de locomotion actuels sont une aide utile.

La localité est devenue résidentielle et la vie continue. Certes, nous n'avons pas le moins du monde la prétention de vouloir mettre notre patelin sur un piédestal, loin de nous une telle pensée, mais tel qu'il est nous l'aimons et, après avoir lu les pages qui vont suivre autant avec son cœur qu'avec ses yeux, le lecteur saura encore mieux comprendre ce qu'est l'amour du pays natal.
Carte industrielle du bassin de Liege  (Felix Jottrand, ing. des mines) Gallica/Bnf


I. PREMIERS PAS

Donc, ce jour-là, mon Petit-Fils s'arrête de jouer à la balançoire, tandis que, près de lui, je m'occupais du jardin. Il me dit ceci.

-"Pèpère, le Maître à l'école nous parlait de l'histoire de la Belgique en nous signalant que jadis, il y avait beaucoup plus de pauvres que maintenant. Qu'est-ce que tu penses de ça toi ?"

-"Ton instituteur n'a dit que la vérité. Toutefois, si on ne connaissait pas le confort ni les gaspillages cela ne veut pas dire que l'on se sentait malheureux, non, on se contentait de ce qu'on avait, à part, bien sûr, des cas vraiment tristes comme à présent, du reste."

-"Ecoute, Pèpère, je ne peux pas croire que la pauvreté et la bonne humeur puissent aller ensem­ble."

"Pourtant, mi p'ti fi, il en est bien comme je te dis, mais afin que tu comprennes, il faudrait que je raconte ma vie, et, crois-moi quand j'affirme que les gens de ma génération auront vécu une période réel­lement fantastique."

-"Comment ça ? Vas-y Pépère, nous t'écoutons !"

-"Eh bien voilà, je suis né le vingt-huit février 1907. Il paraît que dès mon plus jeune âge, j'ai toujours aimé ce qui est bon et beau: ma famille, les fleurs, les oiseaux, le ciel bleu, la musique, la belle nature... A remarquer qu'en septante-deux années, je n'ai pas du tout changé. J'ai une profonde horreur de ce qui est laid, incorrect ou injuste !"

Quelques petites maisons entourent une cour, au bout de la rue Sur-les Thiers, c'est dans l'une d'elles que j'ai vu le jour.

Mes Grands-Parents maternels habitaient dans la même cour et lorsque j'ai pu faire mes premiers pas, ce fut tout naturellement que je me dirigeai vers leur logis, sous le regard émerveillé de Maman et de Grand-Mère Catherine.

Le Bon Dieu me fit bientôt cadeau d'une petite sœur, Huberte, dont je n'ai aucun souvenir car j'étais encore tout jeunet quand elle est allée rejoindre les anges, à quatorze mois, emportée par une de ces maladies infantiles assez fréquentes à cette époque...

Je suis donc resté fils unique et je dois dire que toute ma famille m'a dorloté, ce dont je n'ai pas abusé parce que l'on m'a élevé en m'apprenant à être raisonnable !



II. ON DEMENAGE

Ancienne gare de Herstal
Mon père était aiguilleur à la gare de Herstal et, durant quatorze heures par jour, courait d'un coin à l'autre de la gare à tourner les lourds leviers des aiguillages qu'on appelait parfois des excentriques. Or, de la gare jusque chez nous, le chemin est long et très montueux, donc fatiguant et pas question d'acheter un vélo... avec quel argent ? Car il faut se dire que Papa avait un salaire de deux francs et vingt centimes par jour ! Incroyable et pourtant rigoureusement vrai !
1 Franc belge

En cas de maladie, la Sécurité Sociale n'existait pas. Alors, vous vous rendez compte... Heureusement Papa était robuste (il a vécu 85 années), toujours en forme. Par hasard, Maman déniche une maison à louer, rue Verte, également dans une cour. Le trajet journalier de Papa devenait plus aisé, n'ayant plus besoin de grimper Sur-les-Thiers chaque jour !

C'est à l'aide d'une charrette à bras qu'on a fait la navette et la sueur a coulé à flots ce jour-là ! Mais le sourire n'a pas cessé tout au long du jour par les plaisanteries échangées entre mes oncles et tantes et, le soir, le ménage était en ordre et tout le monde fourbu. On a bien dormi cette nuit là, oh oui !

Je dois à la vérité de reconnaître que les gens de la cour, nos futurs voisins, ont été d'une extraordinaire serviabilité envers nous et les enfants m'ont pris par la main et fait partager leurs jeux pendant que les parents s'affairaient à l'aménagement.

Cette maison est toujours là, bien propre, et la rue Verte est parcourue par les véhicules guère aussi nombreux qu'à l'époque dont je parle car elle était la voie d'acheminement principale qui relie Herstal et ses industries et ses houillères, au nord de la Province de Liège et au Limbourg.

III. LES JOUETS

-"A propos, Grand-Père, à quoi jouaient les en­fants ?"
-"Excellente question, fiston. Mais laisse-moi me rappeler..."

Avant tout, je dois te dire qu'on n'était pas blasé comme à présent. Dame, on n'avait pas le crâne bourré de publicité, en ces temps-là. On se débrouillait avec trois fois rien. Les jouets de luxe, nous, les gosses d'ouvriers, on n'y pensait même pas, à quoi bon...

Et on se débrouillait fort bien, je vais te citer quelques exemples. Commençons par le découpage des vieux journaux que l'on plie plusieurs fois sur eux-mêmes. On arrive à en obtenir une pochette et à l'aide d'une paire de ciseaux, il n'y a plus qu'à découper des trous selon sa fantaisie, puis de rouvrir délicatement la feuille de papier. C'est inouï ce que l'imagination peut produire de véritables chefs-d’œuvre qui ne coûtent rien !

C'est à qui ferait le plus beau napperon et, les jours de mauvais temps, quel agréable passe-temps! Toujours à l'aide de vieux journaux, restes de papier peint, Maman me montrait comment confectionner un chapeau, un aéroplane, une maisonnette, un bateau et j'en oublie. Ou monter une pagode avec un jeu de cartes et énormément de délicatesse. Les petites filles s'arrangeaient de drôles de chapeaux, des blouses ou encore à l'aide d'une ficelle et de bouts de papier de couleur fabriquaient de belles guirlandes qu'elles accrochaient un peu partout.

Avec un peu d'imagination, quand on n'est pas riche, c'est incroyable ce qu'on devient habile...

Par exemple, une simple toupie. Comme j'avais été fort sage et que j'en avais vu dans les mains de plusieurs garçons, Maman m'a acheté une belle petite toupie rouge et bleue. Papa m'a fait un petit fouet avec une baguette et une ficelle. J'ai bien vite appris à lancer ma toupie que j'avais beaucoup de plaisir à regarder tourner sur elle-même avant de s'arrêter. J'étais très fier de faire virevolter ce tout simple jouet sans jamais casser un seul carreau !

Voyant mon habileté, mon oncle m'a fait cadeau d'un jouet que je ne connaissais pas : un diabolo.

-"Qu'est-ce que c'est ça Pépère ?"

-"Oh c'est tout simple : imagine deux cônes soit en bois soit en caoutchouc reliés par leur petit bout, tu as ainsi une espèce de poulie à gorge. Une ficelle dont chaque bout est fixé à une baguette. Le jeu consiste d'abord à pendre le diabolo par la ficelle puis par un mouvement de va-et-vient des bras, le faire tourner de plus en plus vite, le lancer en l'air et le rattraper sur la ficelle, puis recommencer."

-"Oui, Pèpère, je crois déjà avoir vu cela à la télévision qui transmettait un programme de cirque."

Et les billes donc, ah là là quelle affaire, une vraie passion chez les garçons !

En effet, il y a bien des manières de jouer à ce jeu, soit seul ou, ce qui est mieux, à plusieurs.

On ne jouait pas pour de l'argent, oh non, mais les mises consistaient en billes de verre coloré qu'en wallon on appelle des "djass". Les billes servant au jeu proprement dit sont de terre cuite, toutes sim­ples.

Certes on pouvait acheter à bon marché celles en terre cuite, les autres aussi, bien sûr, mais comme celles-ci coûtaient plus cher, la plupart des gamins se les procuraient d'une autre façon. Il faut dire qu'en ces temps-là, on vendait les bouteilles de limonade qui étaient bouchées par une bille en verre. La pression intérieure la maintenait contre un joint en caoutchouc logé dans le goulot. Pour ouvrir, on appuyait fortement sur la bille qui restait donc dans la bouteille. Afin de s'en emparer, certains gamins cassaient la bouteille en cachette, chose que je n'ai jamais faite.

Un jeu que j'aimais est le cerceau fait le plus souvent d'une latte en bois courbée en forme de cercle ou, avec un peu de chance, d'une vieille jante de vélo. A l'aide d'un bout de bois, on pousse le bois, on pousse le cerceau et ... en avant !

On organisait même des courses ce qui était encore possible car les rues n'étaient pas infestées par les véhicules rapides et nauséabonds qui font actuellement la chasse aux piétons !

N'oublions pas les cerfs-volants si nombreux chaque fois qu'il y avait du vent. C'est fort amusant. Naturellement, on en trouvait de toutes sortes dans le commerce, mais la plupart du temps, on les fabriquait soi-même. Pour commencer, on allait couper le long des haies des baguettes convenables, c'est-à-dire souples. Rentré, on demandait à Maman une belle feuille de papier, de couleur si possible, de la colle qu'on devait faire fondre au bain-marie et une bobine de fil. Pendant des heures, on s'amusait à préparer les baguettes, découper attentivement le papier, le coller, fixer les amarres et, quand le cerf-volant est assemblé, laisser sécher la colle. Durant ce temps, on va cueillir du liseron le long des haies pour faire la queue qui maintiendra le chef-d’œuvre en équilibre dans le ciel. Faute de liseron, on arrangeait la queue avec une ficelle et des bouts de papier liés tous les dix centimètres.
10 centimes

Grande est la joie lorsque l'on peut admirer le fruit de sa patience évoluer majestueusement dans le ciel au bout du fil qu'on déroule peu à peu jusqu'à la fin de la bobine !
Il m'est arrivé de voir de grands cerfs-volants de toile tenus par des hommes au moyen de gros fil de cordonnier, long parfois de plusieurs kilomètres, parfaitement !

Certains d'entre eux pendaient de petites lampes à huile qu'on voyait briller à la fin du jour. Il y avait chaque fois un attroupement qui admirait ces prouesses qui, hélas, ne se terminaient pas toujours bien. Oui, de temps à autre, le vent tombait ou changeait de direction. Dans de tels cas, c'était la panique et, assez fréquemment aussi, la perte du cerf-volant. Mais, en général, les choses se passaient très bien.

La cour où nous habitions était, pour autant que le temps le permette, garnie d'une ou deux marelles tracées à même le sol par les filles qui jouaient au "tahai". Elles aiment également jouer à la boule, et comme une boule ça coûte de l'argent, il ne leur fallait pas longtemps pour en confectionner une avec des chiffons. Il y avait, bien sûr, des exceptions, quelques-unes possédaient une ou deux boules en caoutchouc exactement comme celles d'aujourd'hui. Caoutchouc ou chiffon, peu importe, cela les amusait et n'est-ce pas ce qui compte ?

Et les poupées, parlons-en un peu. Il en existe de nos jours chez les antiquaires ou collectionneurs qui sont des rescapées de la "belle époque" (hum...).
Elles sont en général magnifiques et n'ont certainement pas appartenu à des filles d'ouvrier. Alors, que faire afin que les fillettes de condition modeste aient quand même une poupée ? Tout simplement acheter celles, en tissu, remplies de sciure de bois et avec une figure peinte naïvement. Les vêtements étaient faits de restants de tissus ordinaires mais propres.

Tu crois qu'elles ne s'amusaient pas, les filles avec d'aussi simples poupées ? Eh bien tu commets une erreur car l'instinct maternel était déjà là, plus fort que toute considération et, tu l'as peut-être remarqué, qu'elle soit luxueuse ou non les filles chérissent leur poupée comme si elle vivait réellement.
Il en existait aussi en celluloïd et en bois...

Parfois, la cour offrait un spectacle que je me gardais de ne pas manquer et que l'on rencontre encore de-ci de-là, c'est-à-dire les cortèges nuptiaux mis sur pied par les fillettes. A l'aide de vieux vêtements dénichés au grenier et de vieux chapeaux à fleurs ou à plumes datant de Dieu sait quand, sans oublier les souliers de Maman dans lesquels leurs petits pieds nageaient, évidemment !

C'était réellement tordant de les voir se prendre au sérieux et mimer, avec plus ou moins de grimaces, les gestes et attitudes que l'une ou l'autre d'entre elles avait retenus d'un mariage auquel elle avait eu l'occasion d'assister. De tels moments, ça ne s'oublie pas, oh non !

Quant à moi, ce sont les trains qui ont toujours eu ma préférence. Papa me les confectionnait à l'aide de caisses à cigares vides qu'il demandait en allant chercher son tabac. Bien que sommairement outillé, il était si adroit de ses mains que les locomotives et wagons qu'il me donnait constituaient des répliques fort acceptables de ce qu'il manœuvrait à longueur de journée. A peu près tous les détails principaux se trouvaient à leur place ! Même les couleurs étaient exactes. Bien sûr, il n'y avait pas de rails, c'eût été trop beau, mais j'étais très content de jouer ainsi. D'ailleurs, si, par beau temps, je manœuvrais mes trains dans la cour, les gamins me les enviaient et jouaient avec moi au chef de gare !
Locomotive Type 64
J'ai toujours aimé le chemin de fer, qui, il ne faut pas l'oublier, est une des plus formidables inventions et qui a réellement modifié la face du monde. Et, comme la rue Verte est à quelques pas de la ligne Liège-Tongres, il n'était pas rare de me voir appuyé contre la clôture où je prenais beaucoup de plaisir à regarder passer les lourds convois gravissant la côte qui monte jusqu'à Liers. Que c'était beau de devoir ces locos à vapeur, deux, parfois trois qui s'acharnaient de toutes leurs bielles à faire monter vers le Limbourg les centaines de tonnes de tout ce qui provient des usines et charbonnages herstaliens. C'était vraiment majestueux et spectaculaire ces machines lançant vers le ciel leur "tchouf-tchouf" et leur nuage de vapeur blanche, tout cela ponctué de temps en temps d'un coup de sifflet.

-"Mais, Grand-Père, ça devait joliment polluer l'air !"

-"Peut-être, mais certainement moins que les moteurs actuels. Du reste, en ce temps-là, le mot pollution ne voulait rien dire du tout, ça n'existait pas! Alors, veux-tu que je te parle encore des jeux, ou es-tu fatigué ?"

-"Pas du tout, Pèpère, continue j'aime bien."

-"Bon. Puisque ça t'intéresse, nous allons un peu voir comment se passait la Saint-Nicolas, d'accord ?"

En réalité, à part le choix des jouets et les prix, cet événement n'a guère changé puisque le grand Saint va partout aidé par Hans Krouff pour accomplir sa mission : distribuer ses cadeaux aux enfants sages...

Depuis le luxueux château jusqu'à la plus humble chaumière, tous les enfants reçoivent quelque chose, des jouets, vêtements, objets scolaires, friandises etc...

Dans les familles modestes, il n'est pas question de se montrer difficile : on se contente de peu. Mais pendant toute ma vie, j'ai remarqué que ce ne sont pas nécessairement les jeux très sophistiqués ni les plus chers qui amusent le mieux. C'est plutôt l'inverse !

Il en va de même le jour de Pâques. Les cloches, en revenant de Rome, ont soin de déposer délicatement dans les jardins ou au pied des haies de délicieux "cocognes" en sucre, massepain ou chocolat accompagnés d'un petit jouet.

C'est aussi le moment où Maman vous conduit au "Drapeau Belge" à Liège pour vous y choisir un costume marin à votre taille car celui de l'année dernière est devenu trop petit. Costume à culotte courte évidemment.

Et le temps passe, le printemps, l'été, les prix à l'école, les vacances à La Préalle avec un ou deux petits voyages pas bien loin, oh non. Et on était heureux ainsi.

Puis c'est l'hiver et la neige.

Alors c'est la ruée, c'est à qui aura le grand bonheur de posséder un traîneau ou quelque chose qui y ressemble mais capable de glisser facilement.

Et allez-y. Faut les voir descendre la rue Verte en hurlant de joie. Les filles les bombardent à coups de boules de neige.

D'autres dressent des bonshommes en forme de Père Noël parfois bien réussis avec des petits cailloux pour figurer les yeux et la bouche et une ca­rotte pour le nez. Ah ce qu'on riait, c'était l'euphorie !

Excepté les charretiers qui juraient à qui « mieux mieux » en voyant leurs chevaux déraper et tomber sur la neige durcie par les glissades.

Les pauvres bêtes avaient pourtant été dotées de nouveaux fers à vis pointues et néanmoins, elles se retrouvaient coincées sous le poids de leur lourd tombereau toujours chargé de 1800 kilos de charbon de la Petite Bacnure locale.

Bien sûr, tout le voisinage se mettait de bon cœur à redresser véhicule et chevaux et puis pous­sait jusqu'au sommet de la rue.

Dans les encoignures des murs, la neige formait parfois des congères assez importantes pour que les gamins y creusent de petits tunnels.

-"Pèpère, es-tu bien sûr ? Moi, je ne peux pas le croire, tu te trompes certainement."

-"Tu as tort de douter de ma parole car ce que je raconte ici n'est que la pure vérité. Mais je ne t'en veux pas parce que toi, tu habites en ville où on ignore ce genre de distraction : ça pourrait gêner, alors tu comprends..."

Et l'hiver ça durait tout comme à présent.

Un jeu qui a fait fureur c'est l'hélice. Voici : Il s'agit d'une tige d'environ trente centimètres en fer méplat et torsadée sur toute sa longueur avec en terminaison, le bout en forme d'anneau afin de la tenir.

Une "busette" (petit tube) glisse le long de la tige sur laquelle on introduit une petite hélice en tôle de couleur vive.

Elle s'appuie sur la busette qu'on tient entre le pouce et l'index. Il suffit de soulever vivement ladite busette pour imprimer une grande vitesse à l'hélice qui monte alors jusqu'à dix ou quinze mètres et il n'y a plus qu'à aller la ramasser et recommencer mais on en a perdu beaucoup sur les toits des maisons...

"Mais, Grand Père, comment faisiez-vous pour vous procurer des jouets ? Cela existait-il à La Préalle ?"

-"Bien sûr, rue Haute-Préalle, à l'entrée, près du passage à niveau et à côté du Commissariat de La Préalle, il y avait le paradis des enfants avec sa vitrine pleine de tentations tant pour les garçons que pour les filles."

(Voir Aussi: René Henoumont.)

Vue de La Prealle Edition JACOB

C'était chez Jacob un nom qu'on n'oublie pas...

Bazar de la Prealle, rue Haute Préalle.

A la bonne saison, de petits voyous s'amusaient à capturer des hannetons pour les introduire dans le dos des fillettes épouvantées.

C'est comme pour aller chercher l'eau à la pompe, il faut que je t'en parle.

-"Comment, Pèpère, que veulent dire tes paroles : chercher l'eau à la pompe ?"

-Tout simplement que les robinets dans les maisons étaient un confort
Vue identique via Google Earth...
inconnu à La Préalle. Or donc, en hiver, la base en pierres de la pompe ne formait plus qu'un bloc de glace, tout comme les abords. Rends-toi compte des dispositions d'acrobate et surtout d'équilibriste qu'il fallait déployer dans de telles circonstances.

Heureusement, la solidarité étant réelle, les jeunes se faisaient un devoir de se rendre à la pompe en lieu et place des gens incapables d'y aller eux-mêmes. Et les mains gercées étaient chose cou­rante.

Horkai ou Fardier
A remarquer que, pour porter les seaux, on se servait d'un fardier ou fléau (en wallon lamai ou horkai suivant la région ) ce qui rendait la corvée moins fatigante pour les gens habitant loin de la pompe.

-"A propos, Pépère, tu dis que les hivers étaient rudes, dis, comment se chauffait-on ?"

-"Dis donc, n'es-tu pas fatigué de m'écouter ?" –

"Pas du tout, j'aime bien t'écouter, continue."

"D'accord, eh bien, pour se chauffer, il existe le charbon tout près de chez nous et, afin de s'en procurer, Maman se rendait à la Petite Bacnure avec sa brouette et ramenait cinquante kilos de "tout venant", c'est à dire non trié, c'était un mélange de gros morceaux, de plus petits et de poussière. Les morceaux, Maman les cassait et la poussière, elle la mélangeait avec un peu d'argile et un peu d'eau dans le but d'en faire du "hotchè", une espèce de mortier qui brûle tout doucement."
Les plus pauvres se chauffaient autrement : ils se rendaient sur un versant du terril et, au fur et à mesure que les bennes déversaient les déchets depuis le sommet du terril, se mettaient à y fouiller en vue de trouver quelques morceaux de charbon ou de bois qu'ils déposaient dans leur sac... Tu te rends compte ? Et cela par n'importe quel temps ! Et, néanmoins, le moral était quand même bon. On trouvait la chose toute naturelle. C'est la vie...

Et maintenant, Fiston, écoute, on va s'arrêter là aujourd'hui. Lors de ta prochaine visite, je te raconterai de quelle façon j'ai eu connaissance d'une invention qui a fait du bruit : le gramophone.

Gramophone

IV. LE GRAMOPHONE

Quelques jours plus tard, nouvelle visite de mon Petit-Fils Xavier, un mercredi après-midi maussade. Pas question de jouer dehors. Echange de nouvelles de la famille et, bientôt, c'est la prière traditionnelle.

-"Dis, Grand-Père, raconte, oui, tu veux bien ?"

-"De quoi veux-tu que je parle ?"

-"Tu m'avais promis de me raconter comment tu as connu le phono.


-Ah oui, en effet. Ce fut pour moi un jour vraiment exceptionnel. J'avais quatre ans et Maman était encore toute bouleversée d'avoir entendu, cinq minutes plus tôt, une machine " qui parle toute seule "; ça alors !!! Cela chez son frère Joseph qui habitait à cinquante mètres de notre maison. Comme je grandissais très bien, Maman m'autorisa à me rendre tout seul chez l'oncle Joseph. Elle n'a pas eu à me le dire deux fois, oh non et, chaussé de mes sabots, je partis comme un grand, en faisant attention de longer les maisons afin de ne pas me faire renverser par un clichet (tombereau) circulant sur la terre battue de la rue, c'est-à-dire poussiéreuse l'été et boueuse l'hiver. En outre, il n'y avait pas de trottoir ni d'égouts. Dans ces conditions, imagine l'état des rigoles. Mais j'arrivai bien vite chez Oncle et Tante , qui, jeunes mariés, n'avaient pas d'enfants.

Bien entendu, je fus reçu à bras ouverts. Tante Louise m'offre un chocolat, puis ensemble, nous pénétrons au " salon" où mon Oncle me montre, posé sur la table en chêne cirée, une espèce de coffret en bois verni muni d'une manivelle et surmonté d'un support nickelé qui maintient un rouleau couvert de drap vert. Un deuxième support en forme de console fixé sur un côté du coffret est surmonté d'un pavillon en cuivre brillant. Pendant que je détaille l'appareil, d'une boîte il en retire une autre qui est ronde; il l'ouvre avec précaution et en extrait un rouleau noir qu'il introduit sur le vert. Quelques tours de manivelles, il pose un bras relié à un pavillon et muni d'un dia­phragme à saphir dans le premier sillon du rouleau noir qui commence à tourner et, ô miracle, une musique de fanfare emplit toute la place et une voix d'homme se met à chanter un air que je n'oublierai jamais. C'était "Ah les p'tits pois, les p'tits pois, les p'tits pois...". Le chanteur était, je crois, Dranem. J'étais tellement ébloui que j'ai cessé de lécher mon chocolat !




Mon Oncle me montre alors plusieurs autres boîtes rondes portant des inscriptions que, étant encore trop jeune, je n'aurais pu lire. Il me demande alors:

-"Comment trouves-tu ça, Alphonse ?"

-"Très beau mon Oncle. Encore, s'il vous plaît !"

Mais naturellement, mon garçon. Tiens, voici la dernière nouveauté que j'ai achetée hier chez Hendricks, rue de la Régence à Liège. Attends que je relise le titre. Ah oui, j'avais oublié. C'est "la Petite Tonkinoise" qui a été composée par Vincent Scotto."



Et cet air m'a énormément plu. Plusieurs fois, mon Oncle a remonté la manivelle parce qu'il lisait dans mes yeux le bonheur que je ressentais à écouter cet air qui, par ailleurs, a fait le tour du monde et que l'on joue encore parfois à la radio.

Enchanté du bon moment que je venais de passer, et curieux comme toujours, je demande à mon Oncle qui a inventé une aussi formidable machine qui parle, chante et joue de tous les instruments de musique.

Très simplement, il m'expliqua que le gramophone fut inventé par le français Charles Cros mais que c'est un américain, Thomas Edison, qui l'a mis en fabrication en 1887. Malheureusement, comme on n'était pas bien riches à cette époque, il a tout de même fallu des années avant que ce progrès n'atteigne les classes laborieuses...

Et c'est ainsi que j'ai connu une prodigieuse invention, mais rassure-toi, il y en aura encore d'autres!

Après quoi, mon Oncle ouvre un tiroir du buffet, en retire une petite boîte en disant : "Tiens, tu es gentil, voilà pour toi." Il me donne la boîte que j'ouvre et j'en retire tout tremblant devine quoi : quelque chose de très rare et que je ne connaissais pas encore...une auto en tôle aux couleurs vives qui se mit à rouler toute seule après que mon Oncle l'eut remontée. Je ne pouvais en croire mes yeux.

C’était mon premier jouet qui roulait tout seul !

Ceux qui n’ont pas connus cette époque ne peuvent pas comprendre…et c’est parfois dommage.

Mon Dieu, quelle journée pour moi. Eh oui, moi petit bonhomme de quatre ans, découvrir en une heure deux choses dont j'ignorais l'existence, d'abord de la musique en boîte, comme des conserves, et un jouet mécanique, ça ne te dit rien, à présent, mais alors on n'était pas blasé, oh non !

-"Merci, Grand-père, tu ne me croiras peut-être pas, et c'est cependant vrai, j'aime bien d'entendre raconter comment on vivait dans ton jeune temps. Ce que tu viens de dire à propos du gramophone donne à penser le temps qu'il a fallu pour en arriver aux "pick-up" modernes, les Hi-Fi, comme on dit maintenant."

-"A propos, Pépère, hier, je venais de rentrer de l'école lorsque la sonnerie de la porte retentit. C'est Maman qui va ouvrir à un marchand de tapis dont nous n'avons nul besoin. Il insistait tellement que Maman a dû littéralement le pousser dehors. Dans le temps jadis était-ce pareil ?"

-"Absolument, et le commerce ambulant avait un développement beaucoup plus important qu'à présent car les supermarchés n'existaient pas, du moins de notre côté, et les moyens de transport plutôt rares, alors...

Si cela t'amuse, je ferai un effort afin de me souvenir des principaux commerces de rues que j'ai connus. Qu'en penses-tu ?"

-"Je te suis tout oreilles, Pépère, vas-y !"

-"Installe toi confortablement parce que ce sera assez long. Après, nous savourerons le souper délicieux, comme toujours, que Mémère est en train de nous préparer.

V. LES MARCHANDS AMBULANTS

Leur passage met de l'animation dans le quartier et leurs appels ne laissent personne indifférent. Que ce soit une trompette, une sonnette ou simplement leurs cris, on s'y intéressait chaque fois qu'on les entendait.
Cutès peures
Par exemple, lorsque retentissait un appel bien sympathique "ô cûtès peures" (poires cuites), les portes s'ouvraient et les ménagère se présentaient, tenant d'une main une assiette et de l'autre quelques sous. Elles rejoignaient la marchande arrêtée à côté de sa petite charrette.

Invariablement, avant de commander les poires cuites, la même question sortait des lèvres : "Quènn novèle Mareye, qui raconte-t'on di bon à Lidje ?" (Quelle nouvelle, Marie, que raconte-t-on de bon à Liège ?)

Et, après avoir écouté les dernières informations, et réglé leur compte, les ménagères rentraient vite chez l'une ou l'autre voisine commenter ce que la marchande leur avait décrit concernant les faits du jour.

Gozette
Après, c'est le boulanger qui s'annonce par une petite trompette. Qu'il est beau son attelage : un majestueux cheval tirant un joli camion fermé, de couleur vive et qui contient tant de choses délectables, tartes au riz ou aux fruits, pâtés glacés, "gozettes" et autres douceurs... pas toujours accessibles aux petits revenus, hélas.

Puis, c'est la cloche du marchand de pétrole, fixée au-dessus de la charrette citerne qui fait arriver les gens munis de bidons ou autres récipients afin d'alimenter les quinquets, seule lumière en usage à l'époque chez nous.
En effet, faire installer le gaz constituait une folie impensable à la majorité des ménages.

Il y avait aussi le marchand d'étoffe qui va de porte à porte et qui vous a un de ces bagouts en wallon. Selon lui, ses tissus étaient les meilleurs et ses prix les plus bas. Leur insistance m'amusait et, ma foi, il leur arrivait assez souvent de vendre leur marchandise parce que, en ces temps-là, les femmes cousaient beaucoup plus qu'actuellement : le prêt-à-porter made in Hong-Kong ne se trouvait encore nulle part.

Et le vannier attirait tous les regards avec sa grande charrette tirée par un petit cheval tout rutilant du cuivre de ses grelots. C'est incroyable ce que contient ce véhicule : mannes à linge, paniers à pi­geons, berceaux en osier, fauteuils, jardinières etc.

Encore une trompette, on va voir, il s'agit encore une fois d'un cabriolet bourré de tisane dont le vendeur se met à crier les vertus miraculeuses. Et comme la Sécurité Sociale n'existait pas, on se soignait soi-même à l'aide de plante et presque toujours avec succès.

Une autre fois une sonnette fait sortir les gens et le coup d'œil en vaut la peine, il s'agit d'une charrette tirée par un âne. C'est inimaginable ce qu'on trouve sur cette charrette en articles de mercerie. Depuis les épingles de toutes sortes jusqu’aux paires de bas en passant par les ceintures et lacets, il y a l'embarras du choix et les ménagères se servent pour quelques francs.

Tous les jours, les marchands de fruits et légumes retrouvent leur clientèle de ménagères.

Encore un appel hebdomadaire en wallon crié par une femme âgée qui poussait une charrette à bras : "Av' des clicottes, vix fiers, pô d'lapins ?" (avez-vous des loques, des vieux fers, des peaux de lapins ?)

Je le dis, la rue est un spectacle continuel !

Marchand de chansons sur feuilles volantes.
Mais il n'y avait pas seulement le côté utilitaire du commerce ambulant. On avait aussi parfois une attraction gratuite qui récoltait un franc succès. Ce sont les chanteurs de rues. Comme la radio n'existait pas encore, on entourait le groupe qui se faisait un plaisir d'apprendre au public les chansons dont certaines constituaient de petits chefs-d’œuvre qui ont l'art de raconter quelque chose et sont empreintes de l'humour français ! D'autres, sentimentales, provoquaient des larmes... De toutes façons agréables à reprendre en chœur avec le chanteur ou même des duettistes soutenus par au moins un accordéon ou de petits orchestres, parfaitement !

"Cela coûtait combien ces chansons, Grand-Père ? "

"Vingt-cinq centimes pour une grande feuille avec les paroles mais sans la musique bien sur. D'ailleurs très peu de gens connaissaient le solfège, alors..."

De temps en temps, un mendiant tournait la manivelle de son orchestrions posé sur une vieille voiture d'enfant.

-"Ah oui, Pépère, j'en vois souvent place Saint-Lambert qui actionnent leur orgue de Barbarie."
Place Saint-Lambert, Liège.


"Xavier, je t'arrête, écoute bien..."

En réalité, c'est à Modène en Italie que ce genre d'orgue fut inventé par le signor Barbéri, voilà la vérité!

Donc, notre homme actionnait son orgue pour notre plaisir tandis qu'un ouistiti juché sur son épaule grignotait une arachide. Sur l'orchestrion, une boîte à cigares recevait les dons des passants, tout comme à présent, en guise de remerciement pour le bon moment offert à la ronde.

D'autres fois, l'homme orchestre se promenait en jouant de ses instruments fixés au bras et aux jambes. C'est curieux. Et, pendant ce temps, sa compagne faisait du porte à porte en tendant sa sébile qui reçoit toujours quelques sous.


Tout au long de la semaine, des mendiants, la plupart du temps infirmes, frappaient aux portes en marmonnant des prières. Il m'est arrivé lorsque j'habitais Tongres (dont je parle plus loin) de voir, en passant pour aller à l'école des groupes d'une di­zaine de gens priant tout haut devant les portes des maisons.

Pourquoi cela ? Tout simplement parce que c'était pendant la guerre 14-18 et que la Sécurité Sociale n'était encore qu'un rêve...
Haddock utilisait aussi Tchouk-Tchouk...

Les "tchouk-tchouk" étaient plutôt amusants à écouter. Il se promenaient avec sur l'épaule une incroyable pile de couvertures et autres textiles en vous faisant un baratin dans leur savoureux sabir à seule fin de vous vendre leur marchandise et, ma foi, leurs prix étaient toujours raisonnables.

Mais pour les gosses que nous étions, le son d'une trompette provoquait une indescriptible ruée vers les mamans afin de lui demander une "cenne". Pourquoi ?
Parce que la trompette qu'on entendait était pour nous le signal d'un immense bonheur puisque c'était celle du marchand de crème glacée Alphonse. Une fois le sou en main, c'est le sprint jusqu'à la si belle aventure qui nous arrivait: un cornet savoureux!

Et cet appel que les vieux n'ont pas oublié, lancé par une voix de femme "A bèlè moss d'Anvers, a bès dous inglitins, a bès harins, a bès stokfèss" Traduisons : "Aux belles moules d'Anvers, aux beaux doux saurets, aux beaux harengs, au beau stockfisch" De quoi se régaler à bon compte !

Et une fois l'automne venu, on entend ce cri : 'Trass bèlè djèîs po cinq censses" (Treize belles noix pour cinq centimes).

En résumé, tous ces appels faisaient partie du décor de la vie quotidienne. A présent, ils ont été remplacés par les pétarades des moteurs.

D'autres visiteurs m'ont, à leur tour, laissé un bien émouvant souvenir. Ce sont les prêtres.

Tenue traditionnelle du prêtre...
En effet, en ces temps-là, ils se dérangeaient, revêtus de leur soutane, pour aller auprès des paroissiens malades ou handicapés ou vieux (qui n'avaient aucune pension) et leur apporter le secours de saint Vincent de Paul et les réconforter par de bonnes pa­roles. Leurs conseils étaient très précieux car trop de gens ne savaient ni lire ni écrire. Hé oui, on allait travailler très jeunes et l'école n'a été obligatoire que beaucoup plus tard et les journées à l'usine ou au charbonnage étaient longues, trop longues.

Alors, le soir, fourbus, comment auraient-ils pu étudier ?

C'est tout juste s'ils pouvaient un peu se distraire ou jouer aux cartes jusqu'à ce que leurs yeux se fer­ment à cause de la fatigue...malgré la faible lumière du quinquet quelque peu fumeux.

Lampe à pétrole
-"Dis, Pépère , s'est on toujours éclairé au pétrole ?"

-"Non mon cher Xavier, bien que la découverte du pétrole remonte à 1611, ce n'est que longtemps après que son usage s'est répandu à travers le monde."

"Pourtant, à l'école on nous a appris que nos ancêtres vivaient dans des grottes. Donc pas de lumière. Comment faisaient-ils dans ces conditions pour s'y retrouver ?"

-"Ecoute : d'abord ils avaient une meilleur vue que nous et, en frottant des bois l'un contre l'autre, ils parvenaient à faire brûler des bois résineux et ainsi faire des torches qui leur donnaient une faible lumière et, qui sait, les réchauffer un tant soit peu, ces hommes des cavernes."

D'ailleurs il est bien connu que certaines grottes contiennent des dessins et peintures du plus grand intérêt.

En plus ils se sont servis des graisses animales pour s'éclairer. Finalement c'est la graisse de mouton qui a donné naissance à la chandelle qui, hélas, fume beaucoup. Longtemps après, on a découvert la stéarine qui mêlée à la graisse de mouton, permet la confection de la bougie telle qu'elle est actuellement.

"Et l'électricité, Pépère, qu'en dis-tu ?"

-"Elle existe depuis toujours à l'état latent ou statique. Même dans le corps humain, parfaitement. Jadis et encore aujourd'hui on a inventé la pile Leclanché et les piles sèches dont l'usage est universellement connu.

Dynamo Gramme
Mais ce qui a révolutionné le monde, c'est la dynamo inventée par un charpentier de Jehay-Bodegnée, Zénobe Gramme. Si tu traverses le pont de Fragnée, tu pourras voir et admirer le splendide monument élevé en son honneur.

C'est en 1872 qu'il a eu l'idée géniale de transformer un mouvement rotatif en courant électrique. De là est née la dynamo.

VI. VOYAGE A LIEGE

-"A propos, Pépère, quand tu étais petit, tu ne quittais jamais la Préalle ?"

-"Ma foi, jusqu'à l'âge de quatre ans, je ne pense pas que j'ai voyagé hors de mon patelin. Pourtant un jour de juillet 1911, j'avais donc quatre ans et quatre mois...

Ce jour là, tante Marie, sœur aînée de Maman que je voyais lors de ses visites chez nous est arrivée en train et a conseillé à Maman de l'accompagner à Liège afin de profiter des soldes extraordinaires qui s'y pratiquaient.

Elle avait laissé sa teinturerie d'Ougrée à son mari, mon oncle Léon, ce jour là.

Comme il fallait attendre trop longtemps pour avoir un train, on s'habille en vitesse, Maman griffonne quelques mots pour Papa quand il rentrera de la gare de Herstal où il est "garde d'excentriques", et nous voilà partis faire mon premier voyage à pieds jusqu'à Coronmeuse.

Là-bas, c'est un tram qui devait nous transporter au centre de la ville et j'avoue que je n'avais jamais vu de tram autrement que sur des images.
De la Préalle à Coronmeuse, cela représente une bonne trotte pour un gosse de quatre ans. En effet, après avoir contourné le charbonnage par la rue Charlemagne et la Place Oscar Beck puis salué l'église, il y a la grimpette de la rue Henri Nottet qui se prolonge jusqu'au bout du bois de Bernalmont. On passe devant la houillère Gérard Cloes et c'est la longue descente par les Petites Roches, un étroit chemin de terre battue parsemée de cailloux. Enfin, on arrive rue Jolivet dotée de trottoirs et l'on parvient au passage à niveau avec ses lourdes barrières sur roues qu'un garde manœuvre au moyen de sa manivelle qui fait tourner un rouleau sur lequel passe le câble qui commande les barrières exactement comme celles de la Préalle près de chez nous. Un peu plus loin, la rue derrière Coronmeuse assez longue et, enfin, la Place Coronmeuse qui m'a tout de suite impressionné : ce mouvement, ce bruit de la circulation, il faut que je te raconte ça, écoute.




D'abord, ce n'était pas du tout comme de nos jours. Dans l'axe de la place, il y avait une importante route pavée et comportant les rails du tram ainsi que des voies secondaires qui aboutissaient au dépôt près de là.

Cette route, la Nationale 17, relie les quais de Liège à la rue Hayeneux de Herstal.
Le trafic y est très intense. Imagine les roues ferrées des véhicules de toutes sortes et les sabots des chevaux qui tiraient tout cela, sans omettre les sonnettes des trams qui roulaient plus vite que le reste.

De part et d'autre, des terre-pleins garnis de bancs à l'ombre de rangées d'arbres qui se prolongeaient à perte de vue jusqu'à la fonderie de canons au bout du quai de Coronmeuse. C'était merveilleux à mes yeux d'enfant. A noter que tout au long de ce quai, une large pelouse offrait son charme aux enfants qui s'y ébattaient en toute sécurité pendant que les mamans occupaient les bancs pour tricoter en surveillant les mômes.

Mais restons sur la place. Que voyons-nous encore ?
D'abord, là où nous nous trouvons, résumons la perspective. Premièrement, le tram couleur verte à deux voitures. Derrière, les pelouses et les arbres des terre-pleins, puis la route et son incroyable animation.
Herstal et environs, d'apres Ferraris 1777 (voir la Meuse et ses nombreux bras)

Ensuite le quai du Port du Canal Liège Maastricht et son incessant charroi et comme toile de fond, on devinait les péniches à la vue des mats avec les câbles et leurs drapeaux multicolores et finalement le haut du mur du tir communal disparu comme le reste.

Croirais-tu qu'en dépit de ce remue-ménage, on voyait des hommes et des femmes se précipiter entre les attelages pour aller en vitesse ramasser les crottins des chevaux.

Nous voici donc près de ce tram, invention pas bien ancienne qui roule sur rails par l'électricité, cela ne vous dit plus rien. C'était nouveau et formidable à nos yeux tout comme le sont aux vôtres les exploits spatiaux. Hé oui, réfléchissez un instant, c'est bien ainsi !

Le tram devant lequel je m'extasiais comportait deux voitures à peu près semblables qu'actuellement mais moins belles sauf que la deuxième ne possédait pas de flancs mais deux marchepieds pour permettre au percepteur de servir les usagers qui se trouvaient soit sur les plates-formes, debout ou assis sur les larges banquettes en bois vernis dont le dossier, une simple planche façonnée et vernie, était mobile c'est à dire que d'un seul geste de la main, on la faisait pivoter de façon à toujours être dans le sens de la marche, ce qui est bien agréable.

En ces temps-là, le personnel se composait d'abord du conducteur et d'un receveur à chaque voiture.

Mais un strident coup de sifflet à roulette me fait sortir de ma contemplation en plus de l'appel de Maman et de tante Marie.

Le temps de les rejoindre et on démarre...

Faisons une parenthèse : je me souviens qu'un jour, mon oncle Toussaint, frère de Maman m'avait conduit je ne sais plus où et qu'on avait circulé dans un tram à cheval.

Arrivés place Saint-Lambert, nous descendons et Maman me prit par la main. Heureusement car j'avais trop peu de mes deux yeux pour regarder partout sauf... devant moi.

En plus du Palais toujours là, toute la place était entourée de magasins luxueux, d'hôtels et restaurants. Le long des trottoirs, les calèches et landaus ainsi que les cochers attendaient le bon vouloir de leurs maîtres. Rien ne subsiste de tout cela. Le dioxyde de carbone a remplacé l'odeur du cheval et le parfum des marchandes de fleurs... c'est le progrès !
Les tournées des grands magasins vous connaissez donc passons, toutefois tante Marie m'a acheté une locomotive à pousser à la main, en tôle peinte en rouge vif; elle nous a embrassés puis est retournée à Ougrée.

Nous, on a pu avoir un train qui s'arrête à La Préalle et sur le quai de la gare, Papa nous attendait avec sur son épaule notre chatte miaulant de joie à notre retour. Papa s'empare du cabas de Maman, je lui montre ma loco et on rentre à la maison où un bon repas nous attendait. Cette nuit-là, j'ai fait de bien beaux rêves et c'est comme je viens de te raconter que j'ai fait connaissance avec une invention qui, en son temps, a soulevé bien des commentaires; son nom : le tramway.

VII. LE CINEMA

Un jour, dans l'après-midi, voici qu'arrive seul notre arrière-petit-fils Marcel, grand garçon de dix ans.

Embrassades et demande de nouvelles coutumières mais l'enfant paraît fatigué. Ma femme l'interroge et ils nous avoue qu'en effet il est un peu fatigué parce qu'il a eu cours de gymnastique à l'école et, après avoir dîné, il est encore aller jouer au football sur un terrain de sport pas loin d'ici. Heureusement qu'il n'a pas transpiré, donc nul besoin de changer ses vêtements. Tant mieux.

Alors au lieu d'aller jouer sur la balançoire du jardin, il se contente de demander gentiment :

-"Dis, Pépère raconte-moi une histoire concernant une invention de ton jeune temps."

-"Soit, aujourd'hui nous parlerons d'une découverte vraiment formidable qui est connue dans le monde entier : je veux dire le cinéma, parfaitement, écoute bien !"

Depuis bien longtemps on a essayé différents moyens de reproduire le mouvement par l'image sans résultat valable jusqu'au jour où les frères Lumière ont eu l'idée géniale d'appliquer une invention pas encore centenaire; la photographie, fruit des recherches de deux Français, Daguerre et Niepce.
Toutefois au lieu de plaques qui ne donnaient qu'une photo fixe, les Frères Lumière ont conçu un appareil capable de prendre environ une bonne dizaine de photos par seconde et cela sur un long ruban muni de perforations et recouvert de bromure d'argent. Quand on projette ce film sur l'écran, les images se succèdent si vite qu'on a l'illusion de n'en voir qu'une mais reproduisant le mouvement photographié et c'est comme cela qu'est né un art qui a réellement transformé la manière de communiquer des hommes.
Par la grâce de cette invention, il est possible de transmettre par l'image animée ce que l'on veut montrer mieux que par les plus beaux discours, tu comprends ?

J'avais presque cinq ans lorsque Tante Marie arrive et nous invite à passer une matinée au Cinéma Stella situé, je crois rue de la Régence, à Liège.

Maman et moi sommes donc partis en train cette fois, et, une fois installés à une table, nous regardons.

Un garçon à épaulettes apporte de la limonade Chévaux.

La séance est déjà en cours, je crois que c'était un western, noir et blanc, cela va de soi. Un petit orchestre jouait de la musique assortie.

Je ne quittais pas l'écran des yeux, naturellement, et je remarquais que l'image faisait souvent place à des écrits que je ne connaissais pas ne sachant pas encore lire mais Maman me les lisait tout bas à mon oreille.

Un quart d'heure d'entracte à la lueur d'une grosse lampe électrique pendue haut. Tante Marie appelle le garçon, renouvelle les boissons et fait apporter un chocolat pour moi. Pendant que je le dégustais, on a levé l'écran pour faire place à un rideau rouge en velours avec des cordons et des floches dorées.

A son tour, ce rideau moitié à gauche moitié à droite et la scène apparut resplendissante de lumière avec son décor de forêt. C'était magnifique ! Une diseuse en robe de soirée prit possession de la scène pendant que l'orchestre attaquait la ritournelle. Ce nous fut l'occasion d'entendre plusieurs romances comme on n'en fait plus.

Ensuite, un numéro de prestidigitateur suivi d'un ventriloque qui faisait parler une poupée.

Tout de suite après, l'écran reprit sa place et le cinéma recommença par un film triste et la séance se termina par un film comique.

Naturellement ce n'étaient que des films muets en blanc et noir pas toujours nets mais on s'est quand même bien amusé ce qui est, je crois, le principal. Pas vrai ?

En tout cas c'est grâce à Tante Marie que Maman et moi on a passé deux heures bien agréables. Et c'est comme cela que j'ai connu cette formidable invention des Frères Lumière. Quand je te dis que ma génération aura été une des plus fertiles en découvertes grandioses, il faut me croire. Et ce n'est pas tout, loin de là. Ecoute la suite.

VIII. C'EST NOEL

Un jour de décembre, nous avons acheté au mar­hé un sapin en prévision de la Noël assez proche.

Pendant que j'étais occupé à lui préparer un solide pied, on sonne à la porte, ma femme va ouvrir : c'est une de nos petites-filles avec ses deux enfants, Marcel 10 ans et sa soeur Chantal 5 ans.

En découvrant mon attirail, les gosses me demandent:

-"Oh Pèpère, qu'est-ce que tu fais là ?"

-"Je prépare un pied pour le sapin de Noël. Mais allons d'abord boire une tasse de café. Je continuerai tantôt."

Et c'est pendant la petite réunion, et tout en dégustant quelques friandises qu'une petite voix séduisante se fait entendre, c'est Chantal.

-"Dis Pèpère, raconte..."

-"Raconter quoi ?"

-"La Noël quand tu étais petit."

"Mais, ma chérie, rien n'a changé à part quelques détails."

"Bon, si cela vous amuse, voici ce que j'ai retenu de ce que j'ai retenu de ce beau jour quand j'avais l'âge que tu as maintenant.
"
Je commence mon histoire un vingt-quatre décembre 1912, il neige et le froid est vif.

Pourtant, à travers la fenêtre, je regarde et constate qu'il y a plus de monde que d'habitude dans la rue.

Pourquoi ? Pour préparer le réveillon, naturellement. Maman, elle aussi, est en pleine activité. Dans la marmite à soupe, elle mélange la farine de sarrasin, des œufs, du sucre et du lait frais acheté à Marie Hariga qui passe tous les jours avec sa petite charrette tirée par un gros chien très gentil. En plus du lait de la ferme, elle vend aussi du bon fromage de Herve, de la si bonne "maquée" et des œufs.

Papa a rapporté un sapin plus grand que moi et a bien vite arrangé un pied solide pour le tenir. Maman va chercher au grenier une grande boîte pleine de boules multicolores, de chandeliers, de guirlandes argent. Une longue boule en flèche surmontera le tout ainsi qu'une banderole que Papa lit tout haut : "Gloria in Excelsis Deo."

Dès que le sapin est posé sur son socle, Maman commence à le garnir et moi, tout fier, je lui passe les boules exactement comme tu le fais chez toi n'est-ce pas Chantal ?

-"Oui, Pépère continue, j'aime bien. Et toi Marcel ?"

-"Bien sûr. Vas-y Pépère, nous t'écoutons."

Donc, l'installation du sapin a pris un certain temps. Ensuite, la belle crèche que Papa avait faite pendant ses moments de loisir fut placée sur un guéridon et c'est à moi qu'a été confié le soin de disposer les santons de toutes couleurs, en craie, et j'en avais beaucoup de plaisir.

Le soir, Papa a allumé les petites bougies en faisant très attention de ne rien brûler et à mes yeux d'enfant, le spectacle du sapin illuminé constituait une vraie féerie. Que c'est merveilleux de savoir apprécier les choses les plus simples.

Papa allume le quinquet, tisonne la "plate-buse" et se met à recharger le feu d'une bonne pelletée de houille.

La pâte est à présent bien levée, la cuisson des crêpes va commencer tout de suite. Je me réjouis déjà. Maman pose la poêle sur le couvercle de la plate-buse et bientôt, une bonne odeur monte aux narines. C'est curieux comme cette bonne odeur de crêpes chaudes fait avoir faim ! Mais halte, pas toucher, c'est trop chaud et il ne serait guère poli de ne pas attendre l'arrivée des invités : mes grands-parents maternels, mes oncles Joseph et Toussaint et mes tantes Elise et Alexandrine.

Bouquettes (Crêpes)
La pile de "bouquettes" monte et avant d'avoir épuisé la pâte on entend un remue-ménage sur le seuil. Papa ouvre pour voir les arrivants qui secouent la neige qui les recouvre et grattent au bord du seuil celle qui colle à leurs sabots. Grand-père éteint sa lanterne et la dépose dans un coin. On se débarrasse puis on s'embrasse comme après une longue absence de trois jours !

La bouilloire a été remplie à l'aide d'une pinte avec laquelle on prend l'eau du pot en grès rempli pendant la journée par Maman qui est allée la chercher à la pompe sur la place au bas de la rue.

Et, tandis que Maman verse l'eau bouillante sur le café, on s'installe à la table en se serrant l'un contre l'autre et la pile de "bouquettes" est immédiatement entamée. Tout le monde parle en mangeant et chacun se régale car, il est bon et juste de le dire, Maman a toujours été une très bonne cuisinière qui sait adroitement tirer parti des aliments les plus ordinaires.

Je crois encore entendre Grand-mère Catherine disant :"Babètte, dji f'félicite savez m'feye vos bouquettes sont vreymins réusseyes, elles sont parfaites, ènon Houbert ?" (Elisabeth, je vous félicite savez-vous ma fille. Vos crêpes sont vraiment réussies, elles sont parfaites, n'est-ce pas Hubert ? ") Mon grand-père hoche la tête en signe d'approbation tout en mangeant de bon appétit. Dans la rue, l'animation ne cesse pas malgré la nuit venue et l'éclairage public médiocre.

Ou bien ce sont de joyeux drilles déjà quelque peu éméchés qui chantent à se faire éclater le gosier et entourés de gens qui font cercle en lançant des plaisanteries ou d'autres qui se prennent par la main pour faire une farandole en chantant plus ou moins ensemble.

Outre la liesse croissante, n'oublions pas les pétards déclenchant chaque fois le concert improvisé de tous les chiens des environs. Mon Dieu, quel tintamarre !

Bah, ce sera Noël dans quelques heures !

Chez nous, c'est la veillée. Chacun y va de sa petite histoire souvent rigolote, parfois lugubre à vous faire frémir avec leurs loups-garous, feux follets, etc...

Mes tantes préfèrent entonner de vieux chants de Noël. J'aime mieux ça !

De temps en temps, je jette un coup d'œil par la fenêtre et vois la neige qui tombe tout doucement...

Bien que la lumière soit fort pauvre, dans la rue, des gamins et même des grands se lancent des boules de neige en criant.

Je reprends ma place, près du poêle, Maman me sert une tasse de lait chaud sucré tandis que les hommes font honneur au cruchon de pèkèt (genièvre) que Papa a acheté pour la circonstance.

D'ordinaire, mon père ne boit pas d'alcool. Peu à peu, la soirée s'écoule dans la bonne humeur et moi, de mon côté, mes yeux se mettent à piquer. J'embrasse tout le monde et c'est Maman qui me conduit dans ma chambre à la lueur d'une bougie qu'elle emporte dès que je suis au lit bien au chaud I

Le jour était déjà levé quand j'ai ouvert les yeux. Je me lève pour aller faire pipi et embrasser Maman en train de préparer la fricassée du matin mais, oh surprise, que vois-je !?! Au pied du sapin : une locomotive à remonter et de chaudes pantoufles ainsi qu'une couque de Dinant.

Je jouerai tantôt car, après le déjeuner, il faut se faire beau pour la messe de dix heures. Avec Papa et Maman. En entrant dans l'église de La Préalle, nous constatons que la famille est là au complet.

A peine entrés au lieu saint, on est agréablement saisi par l'ambiance de fête qui y règne. En effet, l'église a été garnie avec un soin extraordinaire, des oriflammes bleues, rouges, jaunes, pourvues de grandes images saintes pendent sur toute la hauteur des colonnes. Des guirlandes d'or ou d'argent sont fixées un peu partout et des fleurs, des fleurs partout. Au fond de la nef gauche une magnifique crèche toute illuminée par une myriade de bougies.

Il y a déjà foule bien que nous soyons en avance et les grandes orgues de Monsieur Dechesne distillent des airs de circonstance.

Voilà qu'une cloche tinte et c'est l'entrée des officiants : trois prêtres et dix acolytes rouges et en surplis impeccable.

Quant aux prêtres, ils sont tous trois couverts de splendides chasubles blanches brodées d'or et d'étoles également magnifiques.

L'office commence et, d'emblée, les orgues se déchaînent accompagnées par des violons et des choeurs. J'en ai encore la chair de poule, tellement, je crois te l'avoir déjà dit, j'aime tout ce qui est beau

A la sortie, on salue ses amis, sa famille et l'on s'en retourne bien gentiment chez soi. En cours de route, on voit des gamins qui font la bête dans la neige vêtus de leurs bons costumes. Gare à la fes­sée, mes amis, en rentrant.
Après le repas de midi, Papa se met à jouer sur son accordéon, les airs populaires qu'il connaît et Maman chante parfois en même temps pendant qu'elle prépare une nouvelle marmite de pâte et que moi, je joue avec les jouets reçus le matin.

A la tombée du jour, toute la famille se retrouve autour de la table, on soupe ensemble, puis les hommes jouent aux cartes en fumant, pendant que les femmes papotent à la lueur du quinquet posé sur la table des joueurs. La soirée s'écoule très agréablement, le temps passe vite on ne s'ennuie pas du tout, on est content de ce qu'on a et les plaisirs de la radio, télévision etc...on les ignorait complètement. On ne se doutait même pas qu'un jour ce serait un élément indispensable à la vie dans cinquante ans.

Je le répète, on s'amusait simplement, sans ar­rière-pensée ni envie, l'esprit libre.
Le sapin et la crèche resteront jusqu'au 6 janvier, à la Fête des Rois mages que je te raconterai une autre fois.

IX. LA FETE DES ROIS

Ce jour-là, Papa travaille, mais Maman m'emmène à messe, chaudement vêtu car le froid est vif et la neige toujours là, abondante.

Le soir, après le retour de Papa, un léger repas, puis on s'habille à nouveau, on allume la lanterne et en route, nous passons prendre oncle Joseph et tante Louise et nous gravissons bientôt le fameux 'Thier-à-l'Baume" ce qui ne fut pas une mince affaire, plutôt joyeuse, je te rassure.

En effet, vu la raideur de la grimpette où nous sommes déjà passé en été, tu te rappelles, à tous moments l'un ou l'autre de nous cinq tombait à genoux tellement le sentier était glissant, provoquant chaque fois les rires. Bah, on se remettait sur pied en riant et on repartait. Tu comprends bien que les enfants avaient glissé tout au long de la journée et que, là où on mettait les pieds, ce n'était plus qu'un vrai miroir. Aussi, avant d'entrer chez mes grands-parents on a consacré un bout de temps à se décrotter et à enlever ses sabots.

Tout de suite, en entrant, une agréable chaleur nous envahit de même que l'accueil chaleureux qui nous est réservé. La famille est au complet excepté grand-père qui fait tourner la machine à vapeur à Ans. Il est absent pendant toute la journée et loge à Ans car les journées de travail sont très longues pour lui : il doit venir à son atelier pour faire de la vapeur qui permettra à sa machine de tourner pendant des heures et, le soir, préparer la chaudière pour la nuit. Grosse responsabilité comme tu peux te rendre compte. Et, à cette époque, il n'existait pas de transports en commun convenable, pour toutes ces raisons, le père de ma Maman n'était donc pas là ce jour-là.

Dans le fauteuil, trône aujourd'hui un voisin qui a vécu au Congo, à présent Zaïre, et qui nous a intéressés par ses histoires coloniales que j'écoutais attentivement, tu t'en doutes un peu hein m'fi.

Grand-mère a préparé un immense gâteau des Rois et deux grandes cafetières de café odorant et nous a fait prendre place à table. Le gâteau est découpé sans tarder et on se met à le déguster doucement dans l'espoir de découvrir la fève traditionnelle. Une joyeuse ambiance règne, émaillée de plaisanteries. On profite du moment qui passe, on est heureux tout naturellement. Et le café servi dans les tasses du dimanche est si bon. Il faut savoir que c'est mon oncle Toussaint qui va le chercher à Maastricht pour toute la famille et les voisins grâce au vélo gagné à un concours colombophile. Et encore des histoires coloniales et la soirée s'achève gentiment car demain, les hommes vont travailler. Et c'est le chemin du retour avec la lanterne allumée. Et à nouveau les éclats de rire lors de la descente du sentier. Rires causés par les chutes, mais cette fois ce n'est plus sur les genoux mais de l'autre côté.

Ces chutes se succèdent jusqu'au pied du raidillon, et les rires aussi !

On arrive enfin rue Verte, chez nous, après avoir embrassé mes oncle et tante.

A la maison on enlève ses sabots et ses vêtements dans un joli état suite aux chutes de tout à l'heure !

Papa allume le quinquet, éteint la lanterne et on se prépare pour la nuit, bonsoir...

Le lendemain, la crèche est remise au grenier ainsi que les garnitures du sapin de Noël.

X. LES BOUTIQUES

Un dimanche de printemps plutôt frisquet, nos deux petites-filles et leurs maris arrivent en voiture. Mylène et Chantal, nos arrière-petites-filles les accompagnent. Elles ont respectivement cinq et six ans. Toutes deux sont adorables en tous points !

Après les effusions réciproques, Chantal exprime le désir de se rendre à la pelouse afin de jouer à l'escarpolette, une tentation bien légitime par beau temps. Mais le froid sec ne favorise guère la pratique de ce jeu, et toutes les deux insistent ce qui fait faire les gros yeux des deux pères des enfants. Il faut donc leur faire comprendre qu'il y a du danger pour leur santé.

Alors, l'aînée, Mylène me demande gentiment :

 -Pépère, raconte-nous une histoire?

-Ma foi, je n'en connais pas beaucoup...

Voulez­-vous que j'allume la télévision, peut-être le programme pourrait-il vous amuser ?

-Pas maintenant, Pépère, on aimerait mieux une histoire de quand tu étais petit. Et toi Chanta! ?

-Oh oui, moi aussi j'aime bien. Par exemple, je voudrais bien savoir comment on faisait ses commissions dans le temps. Y avait-il des supermarchés comme aujourd'hui?

-Bon, allons-y. Tout d'abord, les grands magasins où on trouve de tout, cela existait dans les grandes villes mais chez nous, c'étaient les petites boutiques, nombreuses, qui approvisionnaient la population. Et assez nombreux aussi étaient les gens qui ne payaient qu'en fin de semaine quand le mari avait rendu à sa femme ce qui restait de sa paye. Car il faut bien reconnaître qu'en ce temps-là, et pour oublier quelque peu leur sort, des hommes ne rentraient chez eux qu'après s'être enivrés. Il était donc fatal que le porte-monnaie soit à plat ou à peu près tout au long de la semaine.

-Et les enfants, dis Grand-Père, pour se payer une "chique", comment faisaient-ils alors?

-Ce n'était pas compliqué : ils entraient dans la. boutique habituelle et recevaient leur chique. On l'inscrivait à l'ardoise plus ou moins honnêtement et, comme souvent la Maman ne savait pas lire si c'était juste ou non, le samedi soir, elle réglait le compte et voilà.

Tout d'abord, les boutiques étaient beaucoup plus nombreuses, les cafés aussi hélas, et il y en avait forcément un près de chez soi. D'autant plus que les supermarchés n'existeront que plusieurs années plus tard. Je crois que cela vous amusera d'entendre comment étaient ces boutiques de village. Ecoutez bien. En premier lieu, près de la porte d'entrée, l'inévitable tonneau de pétrole surmonté de sa pompe à main. Tout contre, les sabots de bois fumés ou peints liés par des joncs d'osier. Pourquoi près de la porte, à cause de leur odeur, pardi. Les brides sont vendues à part ainsi que les clous de sabot à large tête, en fer bleui à chaud.

A remarquer que les sabots de femmes sont peints et comportent de petits oiseaux, des fleurs.

Là, les vitrines sont le résumé de ce qu'on peut acheter à l'intérieur et, le soir sont éclairées soit par des lampes à pétrole ou même par des becs à gaz.

Outre le tonneau cité tout à l'heure, il y a aussi le rayon qui occupe les murs. Je ne vous apprendrai rien car ces rayons sont, comme aujourd'hui, pleins de denrées de toutes sortes. Toutefois la variété des marchandises ne ressemblait en rien à ce qu'on voit à présent. A présent, ce sont surtout des boîtes en carton ou en fer blanc qui s'y trouvent et qu'il suffit de remettre aux clients. Quand j'étais petit, les marchandises se trouvaient dans de grandes boîtes, de grosses bouteilles ou touries, des tonnelets munis d'un robinet ou encore de grands bocaux.

Magasin de l'Union Coopérative, rue Emile Muraille.
Et chaque récipient portait une étiquette avec en grands caractères le nom de ce qu'il contient. Ce qui veut dire que si vous demandiez un demi kilo de sucre, on prenait à l'aide d'une palette appropriée du sucre dans un grand bac très propre et à couvercle, et on le versait dans un sachet posé sur un plateau de la balance. Sur l'autre plateau, on mettait un poids d'un demi kilo et, il faut le reconnaître, la balance penchait toujours du côté de la marchandise ce qui fait qu'on avait chaque fois son compte. Les balances actuelles ne sont venues qu'après la guerre de 14-18, ce qui est aussi une belle invention, les balances, pas la guerre, entendons-nous bien les enfants.

Pour les liquides, même chose, vous demandez un litre de vinaigre, vous avez apporté votre bouteille vide. On y plaçait un entonnoir sur le goulot et on ouvrait le robinet du tonnelet marqué vinaigre. Vous voulez un kilo de savon vert : le tonneau en dessous des rayons, une pelle plate, un morceau de papier gris sur la balance et on y déposait votre savon. Pesée et petite "rawette". Et c'était à peu près pareil pour tout, tout se vendait par petites quantités : deux cents grammes de tabac pour Papa, on le pesait devant vous, comme n'importe quoi, à part, bien entendu, les étoffes ou autres marchandises mesurables. Mais, attention, le mètre ne servait pas toujours, la plupart des étoffes se mesuraient à l'aune, ou même, chez certains marchands, en écartant les bras, vous voyez ?

On y pouvait également acheter des clous, des vis, du fil de fer, de la colle de menuisier à casser car celle en tube était encore inconnue. N'oublions pas les fruits et légumes du pays. Mais les fruits venant de l'étranger, comme les figues, oranges ou raisins, se vendaient peu ici parce que c'était du luxe. On avait droit à quelques oranges à la Saint-Nicolas, c'est tout. Quant aux bananes, je n'ai pas souvenance d'en avoir vu étant jeune enfant.

Les mineurs étaient gros consommateurs de "rolles" de tabac. Pourquoi me direz-vous? Voici. Dans la mine, on ne peut pas fumer à cause du grisou, un gaz très dangereux et qui n'a pas d'odeur pour prévenir quand il y en a. Ces pauvres mineurs, qui travaillaient dans une poussière continuelle, crachaient beaucoup afin d'évacuer le plus possible de poussière et la "rolle" produisait la salive nécessaire à l'expulsion de la poussière. Eh bien, toujours au même magasin, il y en avait.

Et le café, encore et toujours à peser. En général on le moulait chez soi mais il y avait quand même un gros moulin au bout du comptoir où l'on pouvait moudre son café en tournant la manivelle. Même des vêtements étaient pendus à des cintres un peu partout. Nourriture pour oiseaux, pas de problème, il y en a aussi. Un timbre pour envoyer une lettre, là aussi il y en avait.

Les enfants pouvaient s'y procurer des "sur­prises" qui étaient de beau papier crêpé enroulé. Quand on le déroulait, on y trouvait soit un minuscule jouet, petit sifflet ou petit soldat de plomb ou un bonbon.
Il existait pourtant certains articles en boîte par exemple de poudre à lessiver qui renfermaient des surprises, la plupart du temps de petits sujets en faïence ou en verre qu'on utilisait pour garnir la maison ou, par-ci par-là, une petite auto en fer blanc.

Parfois, certains magasins avaient le luxe d'une caisse enregistreuse, actionnée à la manivelle, elle aussi.

Le, soir, les boutiques étaient éclairées au pétrole, mais on commençait à en voir de plus en plus éclairées au gaz produit par le gazomètre communal où j'ai déjà vu des hommes qui jetaient des pelletées de charbon dans les fours qui produisent le gaz.

L'éclairage au gaz était très brillant avec ses becs Auer, faits d'une étamine enroulée en forme de manchon. D'autres se contentaient de lampes à acétylène, encore du gaz mais produit par des morceaux de carbure sur lequel tombait de l'eau goutte à goutte. La lumière était une simple flamme en forme de papillon et très blanche, comme quoi si l'électricité était presque inconnue, on trouvait quand même à faire une lumière fort acceptable.

Et pour finir, je vous dirai que de ce temps lointain on doit retenir une leçon, à savoir qu'un franc c'était un franc, c'est à dire que la hausse actuelle du coût de la vie, que nous subissons, n'existait pas avant 1914.
Et maintenant, mes enfants, assez parlé pour aujourd'hui.

C'est bon, Pèpère, me dit Chantal, mais veux-tu bien qu'on aille jouer à l'escarpolette ?

-Voyons, Chantal, vous savez bien qu'il fait trop froid.

-Ce n'est rien, on se couvrira, hein Mylène.

-Allez d'abord demander à vos Mamans, ce n'est pas à moi de décider. Encore une chance qu'il ne pleuve pas.

Et les gamines finissent par vaincre toute résistance



XI. AMUSONS-NOUS

Aujourd'hui notre fils et notre petit-fils sont venus et, comme c'est justement la fête de juin à Vottem, je me fis le plaisir d'y conduire le petit Xavier. A mon étonnement, il a très peu participé aux attractions foraines, préférant regarder les autres...

De retour chez nous, c'est lui qui raconte en détail ce qu'il a vu au cours de la promenade. Puis il demande à ma femme si les autos scooters existaient dans son jeune temps. Réponse : cela n'existait pas mais on avait d'autres moyens de s'amuser. D'ailleurs, demande à Pèpère qu'il t'en parle, moi, je vais préparer quelque chose de bon pour souper, tu seras content, tu verras.

-Oui, Grand-mère, c'est vrai, on est toujours gâté par toutes les bonnes douceurs que tu fais. Je parle sérieusement tu sais ! Alors, Pèpère, tu veux bien ?

-O.K., en attendant le souper, je m'en vais te raconter de quelle façon on se distrayait quand nous avions ton âge. Je t'ai déjà parlé des jouets, aujourd'hui occupons nous de la fête à La Préalle, mais auparavant, je crois t'avoir déjà dis que mon Père jouait fort bien de l'accordéon à deux rangées et douze basses, et aussi de la flûte à six trous, en fer blanc qui ne coûtait que quelques francs. Maman, de son côté, ne chantait pas mal du tout, avec une voix juste.

Voici encore une autre source de plaisir, écoute. Je veux parler des aubades. Dès le retour du printemps, le soleil était au rendez-vous. En effet, avant 1914, le temps était beaucoup plus stable. A partir du mois d'avril, le soleil nous envoyait ses rayons à peu près journellement. Une ondée de temps à autre pour remplir les tonneaux, c'est tout !
L'air aussi était plus pur, le mot pollution ne voulait rien dire du tout, on respirait un air propre, voilà tout.

Tous les dimanches, tout au long de la matinée, on entendait l'Harmonie Ouvrière de La Préalle qui distribuait à la ronde ses joyeux "flonflons" pour notre plaisir à tous. Elle se promenait en jouant des airs populaires que l'on reprenait volontiers en chœur. De la musique, du soleil, quoi de plus ? La bonne humeur régnait et, bien entendu, c'est principalement devant les cabarets que les aubades avaient lieu. C'est à pleins poumons que sortaient des instruments les valses, les polkas, scottishs, et mazurkas, sans oublier les marches, bien sûr.

Nous, les gosses, on ne les lâchait pas, tu penses. Fort souvent, des badauds s'offraient un tour de danse en pleine rue car le dimanche, la circulation était retombée à zéro. Lorsque venait l'heure de rentrer chez soi pour dîner, les oreilles étaient remplies de musique, malgré les années, je n'ai pas oublié certains airs que j'ai écoutés avec plaisir...

Et la fête paroissiale, c'était formidable, écoute bien. On s'y préparait des mois à l'avance en mettant de côté sou par sou. Les cabarets tenaient des cagnottes pour la fête. La semaine précédant la fête voyait un branle-bas général. C'est à qui ira à Liège, rue Surlet ou au Drapeau Belge, place Saint-Lambert, acheter un costume à prix raisonnable. Un peu partout, le bruit des machines à coudre qui laissait espérer de belles robes pour la procession !

A gauche, à droite, les fenêtres et les portes recevaient une couche de peinture. Aussi, quelle affaire, attention à la couleur, on n'entendait plus que ça ! Que de jurons ai-je entendus proférer à cause de gosses trop curieux !

Le samedi et le dimanche, très tôt, la rue connaissait une animation assez spéciale, en effet, il s'agissait d'une vraie ruée des ménagères les bras chargés de tartes amoureusement préparées à la maison. Il fallait encore les cuire. Pour cette délicate opération, elles avaient recours aux bons soins du boulanger Alexis Péturkenne, place de Paepe. On ne mangeait de la tarte qu'à la fête, ç'eût donc été une catastrophe de les rater !

Aussi, le pauvre boulanger passait une semaine d'esclave. Et malgré tout, il réussissait assez bien à satisfaire son monde, grâce à son courage et sa bonne volonté.

Pendant ce temps, nous les gosses, on court assister à l'arrivée des baraques tirées par des chevaux exténués. C'est que ça monte pour atteindre La Préalle ! Il y avait aussi les locomobiles à vapeur qui traînaient plusieurs roulottes au rythme de leurs bielles et du volant tournant à toute vitesse au-dessus de la chaudière que le conducteur rechargeait tout en conduisant d'une main la lourde machine.

Dès leur arrivée, déchargement, et commençait le montage, sous nos regards émerveillés, des diverses attractions qui allaient faire notre bonheur toute une semaine !

Je le répète, on se contentait de peu, on n'était pas blasé et je crois que c'est mieux ainsi !

Et l'on parvient enfin au grand jour, c'est la fête !

En ce premier dimanche d'août, le soleil est tôt levé et brille déjà dans un ciel d'azur. Aussitôt levés que lui, des gens font la queue à la pompe pour faire la provision d'eau car il ne s'agit pas de remplir cette corvée revêtu de son nouveau costume ou de sa nouvelle robe !

Il y a aussi le va-et-vient des femmes rapportant les tartes cuites par Péturkenne qui a travaillé toute la nuit!

Puis ce sont les communiants de l'année dans leurs beaux costumes. Les plus gâtés ont des longues culottes, voyez-vous ça ! Les filles ont remis la robe de communiante et le voile, ce qui les fait ressembler à de jeunes mariées. Maman, Papa et moi, on est également rhabillés de neuf à l'occasion de ce beau jour.

Ensemble, nous allons à la messe où nous retrouvons nos proches parents. L'église est garnie somptueusement et la foule remplit toutes les places. L'office ne dure guère, et la bénédiction à peine donnée, les trois prêtres et les dix acolytes rentrés à la sacristie, l'assistance sort en hâte et la procession se forme sous l'oeil vigilant des Maîtres de Confréries. Sans plus tarder, éclate une formidable pétarade qui fait aboyer tous les chiens des environs.

Tous les groupes sont en place, une fanfare attaque une marche de circonstance et on démarre. Bientôt, ce ne sont plus que bannières, oriflammes, et drapeaux multicolores qui surnagent la foule recueillie marchant lentement. Plusieurs fanfares scandent à tour de rôle les marches appropriées. Sur le parcours, pas une maison qui ne soit garnie par un drapeau, des fleurs, des images ou statues pieuses. Le sol est jonché de fleurs en signe de dévotion et les fenêtres grandes ouvertes laissent voir les plus beaux chandeliers qui illuminent ce qu'il y a de mieux en Christ, statues ou autres images religieuses, le tout très bien fleuri.

La procession durait environ quatre heures car le parcours était long. Il faut savoir qu'alors le problème de circulation n'existait pratiquement pas et personne ne s'en portait plus mal pour cela, oh non !

A la rentrée à l'église, nouvelle débauche de bruit : les boîtes à feu, qu'on appelle ici les campes, éclataient pour saluer l'événement qui se terminait et annoncer le début des festivités. Les orchestrions se déchaînent à leur tour, c'est la fête qui commence. Vive la fête !

Et c'est le retour à la maison, le remue-ménage commence, on sort la vaisselle de gala précieusement qu'on dispose délicatement sur la belle nappe des grands jours. C'est moi qui ai l'honneur de placer les couverts !

Une deuxième table reçoit les mêmes soins et Maman arrange sur chacune un bouquet au parfum délicat. Je suis tout fier quand Papa me prie de disposer les serviettes. Mais il est temps d'aller à la gare pour recevoir mes grands-parents de Tongres, dont je suis le filleul. J'ai reçu le prénom de parrain: Alphonse. Le train arrive et, sitôt arrêté, les voyageurs pour La Préalle sont reçus à bras ouverts. C'est avec joie que nous courons embrasser nos bons vieux, et on revient doucettement chez nous où, bonne surprise, les autres invités sont déjà à nous attendre. Qu'il est doux de se trouver ainsi rassemblés un jour de fête !

Tout le monde parle en même temps, on est heureux. Mais un cri perçant calme tout le monde comme par miracle: c'est Maman qui demande qu'on se mette à table.

Jongleur, La Batte, 1900.
Et c'est le repas des grands jours, menu soigné arrosé de bonne bière. Porte et fenêtre ouvertes, on mange au son des joyeux flonflons de l'Harmonie de La Préalle.

En rue, brouhaha des gens contents, c'est la fête !

Mon parrain fut le premier à féliciter Maman, car quoique résidant à Tongres, il parlait parfaitement le français. Les autres convives ne ménagèrent pas non plus leurs compliments. Les éloges, Maman les méritait, parce que, bien que ne disposant que des revenus forts limités de cette époque, elle avait réussi un exploit gastronomique.

Mon cousin Omer, d'Ougrée, mon aîné de deux ou trois ans me demande de l'accompagner à la découverte du champ de foire. Nous nous promenons tout doucement, pour voir...
Carrousel-Salon Speckstadt 1898

Carrousel à Vapeur  Speckstadt 1891

D'abord, place Cesar de Paepe, le magnifique carrousel Speckstadt, tout brillant de ses nombreux cuivres et de miroirs encastrés tout autour. A l'extérieur, une série de colonnes en bois sculpté et peint supporte les guirlandes de lampes. Au-dessus de chaque colonne, une grosse boule contient une lampe à arc. Je n'en avais jamais vu. Il tourne déjà, entraîné par une machine à vapeur, étincelante, commandée par un machiniste impeccablement propre, en tenue bleue. L'orchestrion joue des airs de musique alerte. Omer lit une pancarte : la course, cinq centimes !!! Ne fais pas ces yeux-là, c'était le prix alors.

Un coup de sifflet et ça démarre, les chevaux, les barquettes. Tout cela dans le chatoiement des couleurs et du soleil. C'est un régal pour les yeux et les oreilles. A l'écart, la locomobile qui a amené les roulottes est au repos.

C'est elle qui produira l'électricité, au soir. A noter que j'avais hâte d'être au soir car, je n'avais jamais vu de lampe électrique auparavant !

La Petite-Suisse 1922 (Dans les années 50,
lors de la Fête à Herstal, elle se trouvait
 à côté de l'Ecole Ménagère rue Faurieux).
La place est pleine d'un peu de tout, carrousel à chaînes que fait tourner un cheval, tandis qu'un limonaire qu'un homme actionne à la manivelle, moud des airs de musique populaire. Ensuite, des balançoires, des loteries, des tirs, enfin, la foule, l'ambiance comme à présent...

Omer et moi franchissons le passage à niveau et empruntons la rue Charlemagne qui longe le charbonnage dont on ne voit plus le mur tant sont nombreuses les loges foraines: fritures, croustillons, chiens savants, des chanteurs avec accordéon, loteries d'œufs cuits durs, les voyantes, le petit Robert, diablotin de cinq centimètres qui baigne dans un gros tube plein d'eau. Le sommet du tube est un coffret qui contient des feuilles prédisant l'avenir (!). Bien sûr, personne n'y croit mais on donne quand même ses dix centimes afin de rire un bon coup en lisant le papelard. Un camelot hurle les vertus de son thé qui guérit tout ce qu'on veut cependant que  l'oiseleur est fier de sa collection d'oiseaux de toutes les couleurs. Et la foule déambule à son aise car la rue est libre de toute circulation puisque les autos, ce sera pour plus tard !

Un deuxième passage à niveau et nous voici place Oscar Beck qui constitue le cœur de la fête car, outre les attractions foraines, il y a aussi la guinguette où l'on danse au cachet, c'est à dire que chaque danse se paie cinq centimes par couple à des "lèveux d'catchet"

Pour ne pas inquiéter nos parents, nous rebroussons chemin et rentrons mais nous reviendrons au soir afin de jouir du spectacle féérique des lampes à arc éclairant le carrousel comme en plein jour. En outre, nous n'avons pas vu tout: il y a encore la place de l'église où se trouve le magnifique carrousel de Van Heer. C'est là que la salle Tinlot offre un bal à grand orchestre.
 

A peine rentrés, la famille nous questionne sur le résultat de notre promenade, et on nous félicite parce que nous n'avons rien dépensé! Nous serons récompensés le soir parce que nous serons au complet.

Arrive l'heure du goûter; tartes au riz, aux fruits, crème délicieuse, café extra. Que tout cela est bon, si bon que ça n'arrive qu'une fois par an, à la fête !

Tout doucement, le soir descend. A nouveau nous visitons la fête et c'est à qui nous paie des tours de carrousel et autres. Il y a même une balade à bord d'un petit cabriolet tiré par un poney à plumet.

Partout c'est la folie: confetti, serpentins, musique, chants. Les cafés regorgent, on est heureux, c'est fou et si beau de voir le peuple se distraire à la bonne franquette !

En passant en face de la guinguette, on entend les flonflons de l'accordéon renforcé d'un cornet à pistons qui lance à la ronde ses valses, polkas, mazurkas pendant que les couples évoluent gracieusement. Pas de rock'n'roll alors.

Dans la foule, les agents de police Emonds et Peeters surveillent discrètement car le "pèket" tourne parfois les têtes et si un perturbateur sème le trouble, il est vite mis à l'écart au commissariat que La Préalle possédait au pied de la rue Haute Préalle à cette époque.

Comme on rentre tard à la maison, pas question de retourner à Ougrée ou Tongres, il n'y a plus de train. Alors, on se débrouille, une partie des invités dormira chez nous, une partie chez oncle Joseph et le reste couchera au Thier-à-l'Baume chez mes grands-parents maternels.

Le lundi, après un bon déjeuner, les invités retournent après de multiples embrassades et promesses de se revoir !

Dans l'après-midi, ce sont les Confréries qui ont participé à la procession du dimanche qui font le tour du hameau au son de l'Harmonie Ouvrière, ce qui donne lieu à de nouvelles sorties de gens. Un peu partout des cramignons se forment tant pour les jeunes que pour les vieux. C'est la fête!

Après le souper, nouvelle incursion sur champ de foire et cela dure toute la semaine avec chaque jour une attraction différente: jeux populaires, concours de chants, etc..

Et la semaine s'achève le dimanche de l'octave par une grande démonstration des sociétés de gymnastique venues d'un peu tous les coins de la région.

Tard, c'est la clôture du champ de foire dans l'allégresse!

Et le travail reprend courageusement, les baraques s'en vont ailleurs et les cagnottes rouvrent leurs tiroirs afin d'y déposer les cotisations pour dans un an...

La fête annuelle a vécu. Vive la fête !

Mais avant de terminer ce chapitre, je m'en voudrais de ne pas faire une juste place à certains des jeux évoqués et qui méritent de ne pas sombrer dans l'oubli.

Ainsi le mât de cocagne, solide poteau d'une dizaine de mètres et couvert de savon vert.

Il y avait foule pour regarder les audacieux grimpeurs qui s'acharnaient contre ce maudit savon qui freinait leur ascension vers le magnifique jambon ou l'un des trois lots pendus au croisillon fixé au sommet du mât. Et ces garçons avaient beau serrer le mât dans leurs bras, fort souvent, c'était le retour à terre pas toujours en douceur ce qui provoquait inévitablement le fou rire des spectateurs mais aussi les applaudissements chaque fois qu'un lot était décroché et descendu à bras tendus par le triomphateur.

N'oublions pas non plus la course en sac. Là alors, on état en pleine folie. Donc les concurrents devaient se placer dans un sac qui leur venait jusqu'à la ceinture, tenir en bouche une cuiller dans laquelle on disposait un œuf.

Au signal du départ, chacun se lance vers le but à atteindre en oubliant le sac qui entrave la marche et les chutes en série donnent des tableaux indescriptibles au grand dam des joueurs et à l'hilarité de la foule qui se tord littéralement de rire devant ce spectacle.

Et la pêche dans les plumes, vous connaissez ?

Et bien voilà ce que c'est. Imaginez un van pas trop profond.

-Qu'est ce que c'est Pépère, un van ?

-Il s'agit d'un large panier plat dans lequel on versait le blé fraîchement battu et qu'on agitait en vue d'en écarter le restant de paille qui couvrait les grains, et voilà !

Ce van était plein de plumes et au fond, il y avait des pièces de monnaie qu'on devait attraper par la bouche. Mais les joues étaient couvertes de sirop. Alors imaginez un peu la figure des amateurs avant d'avoir mordu la pièce convoitée... Là encore, la rigolade était générale.

Comme je vous l'ai déjà dit, jadis, on s'amusait à bon compte et personne ne s'en portait plus mal.

-Grand-père, tu ne saurais imaginer combien ce que tu viens de raconter m'a fait plaisir. pourtant je me pose une question sans parvenir à y répondre.

-Eh bien, mon petit, dis-moi ce qui te tracasse.

-Voilà, jusqu'à présent, tu dis que les gens de ton époque devait tirer leur plan parce que l'argent était assez rare dans la classe ouvrière. Aujourd'hui, tu viens de raconter que la fête attirait beaucoup de monde et que les attractions foraines plus les cafés et les salles de danse ne désemplissaient pas. Là, je ne comprends plus.

-Et j'approuve ton observation car la fête de nos jours n'est plus qu'un pâle reflet des précédentes. Ceci pour plusieurs raisons. Dans mon enfance et aussi après, on ne connaissait pas les multiples occasions de dépenser de l'argent pour le plaisir. Rappelle-toi ce que j'ai déjà dit. A savoir que les natifs du début de ce siècle n'avaient pas à leur convoitise ce que nous trouvons maintenant tout à fait naturel.

Ensuite, on se contentait de peu, on n'avait pas encore le cerveau farci de publicité tentatrice.

Une autre caractéristique consistait en la stabilité de la monnaie : un franc restait un franc ce qui veut dire que quiconque avait la volonté et la chance d'épargner sou par sou un petit pécule en vue de la fête avait la certitude de retrouver ce pécule ayant gardé sa valeur. Le mot inflation ne signifiait rien du tout. Bref, la vie était moins chère.

-A propos, quel âge avais-tu pour que tes parents te laissent aller dans la foule accompagné seulement par ton cousin à peine plus âgé que toi ?

-Je venais d'avoir cinq ans.

-Et tu n'allais pas à l'école gardienne ?

-Si, Maman m'y a conduit, nous verrons cela ensemble à ta prochaine visite.

XII. L'ECOLE

En réalité, je n'ai fréquenté l'école gardienne que pendant quelques mois. Mais lorsque j'eus atteint mes six ans, Maman m'a conduit à l'école catholique à la rentrée en septembre 1913, juste un mois après la fête à La Préalle.

Est-ce que tu te souviens encore d'aussi loin ?

-Ma foi, oui, assez bien en tous cas.

-Dans ces conditions, raconte un peu, ce doit être intéressant.

D'accord, mais la table est bientôt servie. Les autres vont arriver, nous souperons ensemble.

En effet, la porte s'ouvre et, dans un joyeux brouhaha nos enfants, petits-enfants et arrière-petits en­fants nous sautent au cou et nous embrassent affectueusement.

On se met à table, heureux de nous voir réunis, et à peine le repas terminé, Xavier chuchote à l'oreille de ses cousins en me montrant du doigt quelques mots que Chantai a prononcés tout haut.

-Dis, Grand-Père, raconte...

Le plus jeune, David, demande ce qu'il y a. On lui explique et les enfants me suivent au jardin où la pelouse leur offre de quoi s'asseoir en m'écoutant calmement.

-Hé bien, mes enfants, tout d'abord, les vacances ne duraient qu'un mois, le mois d'août. D'ailleurs, rare était celui qui jouissait de vacances, à part les écoliers.

Ce n'est qu'en 1936, après une grève féroce au cours de laquelle sept ouvriers furent tués que les congés ont été accordés aux travailleurs. !

Donc, le premier lundi de septembre 1913, en culotte courte et tablier en satin noir, mallette en cuir au dos, Maman m'amène à l'école Saint-Louis dirigée par des religieuses. Accueil affable de sœur Gabrielle. Maman me serre dans ses bras comme pour un grand départ, la larme à l'œil et sœur Gabrielle me conduit dans la classe de première année où l'instituteur, Monsieur Hariga, me reçoit par une vigoureuse poignée de mains. Un bien brave homme!

A noter qu'il ne possédait pas de diplôme d'enseignant, ce qui ne l'a jamais empêché de former de bons élèves. Il a exercé jusqu'en 1919, car alors, il a été obligé de quitter sa chère école et ses élèves qu'il aimait tant ! Le pauvre homme n'a pas survécu longtemps à sa peine...

C'est parce qu'une loi venait d'être adoptée qui ne permettait la fonction d'enseignant qu'aux seuls porteurs du diplôme officiel.

Pour pourvoir à sa subsistance et celle de sa famille il s'est fait marchand de lait de porte à porte, avec une petite charrette à bras, mais son chagrin l'a emporté. Paix à son âme!

A remarquer qu'outre son travail d'instituteur, il était aussi sacristain de la paroisse, ce qui fait qu'à cause de mariages, obsèques, etc..., il confiait la classe à sœur Gabrielle qui s'acquittait fort bien de sa mission de remplaçante, et nous racontait parfois de belles histoires.

A cette époque, la consommation de papier n'était pas très importante car on utilisait pour apprendre à écrire, les ardoises en véritable ardoise naturelle, soit, le plus souvent, en carton recouvert de doucine noire mate. De cette façon, il suffisait d'effacer à l'aide d'une éponge ou d'un chiffon ce dont on n'avait plus besoin.

Ce n'est qu'après s'être exercé de la sorte que l'on recevait un cahier pour écrire à l'encre ce qui n'allait pas sans problèmes puisque les stylos et encore moins les pointes Bic n'existaient pas. Alors ? D'abord les ardoises, pour écrire dessus, on se sert d'une touche qui écrit en gris clair, facile à effacer, mais qui cassait vite.

Pour le cahier, il y a le crayon, naturellement. Mais on calligraphie surtout à l'encre. Pour cela, on recevait un fin porte-plume en bois coloré dont un des bouts était pourvu d'un manchon en tôle mince dans lequel on enfonce une plume en acier (marque Ballon). Il n'y avait plus qu'à tremper la plume dans l'encrier encastré dans le banc. Il y en a autant que d'élèves, bien sûr !

Mais ces plumes s'usaient vite. Il fallait demander au Maître une autre, comme pour l'encre que le Maître devait remettre dans l'encrier, si nécessaire.

Voyons les mallettes, on les portait au dos par des brides passant sur les épaules, on avait ainsi les mains libres, ce qui est pratique, surtout en hiver.

Les jeux de la récréation n'ont guère changé. Mais je crois bien faire en vous donnant quelques détails à propos des billes dont j'ai un peu parlé l'autre jour.

Celui que je préférais est le jeu dénommé en wallon " à l'deîe ou à l'potte", voici en quoi cela consiste : il faut, en premier lieu, tracer une ligne droite à même le sol puis, à quatre ou cinq enjambées, creuser une petite cavité, une "potte" d'environ dix centimètres de diamètre. On s'accroupit à la ligne en tenant la bille entre le pouce et l'index, le poing collé au sol. On lance la bille avec le pouce et c'est le premier qui parvient à introduire sa bille dans la "potte" qui gagne. Le perdant remet une bille. Une autre manière est de lancer sa bille vers un cercle tracé à terre, mais là, on reste debout. On pouvait aussi tracer un serpent fait de deux lignes avec plusieurs courbes. L'écartement entre les deux lignes ne doit pas dépasser dix centimètres. La longueur, environ quatre à cinq mètres. Le jeu consiste à atteindre le plus rapidement possible la queue du serpent ceci sans jamais sortir du tracé et je vous assure que ce n'est pas facile parce que chaque joueur se hâte pour terminer le premier son parcours et, à cause des courbes, vous voyez ce que je veux dire ?

Les filles sautaient à la corde exactement comme à présent ou jouaient gracieusement au "tahai"(marelle)

Et la récréation finissait toujours trop tôt à nos yeux. C'est ainsi que je me suis très vite habitué à l'école, ce dont je garde un excellent souvenir.

Monsieur le curé Servais ou Monsieur le vicaire Gonissen venaient régulièrement nous parler de religion car il ne fallait pas oublier les prochaines communions de sept ans, l'âge de raison, à ce qu'il parait...

C'est au cours de cette année-là que nous avons quitté la rue Verte pour habiter une maison rue des Vergers, qui est beaucoup plus près de la gare.

Tant mieux pour papa, et pour maman et moi également car, dans cette rue habitent mes oncles Toussaint et Joseph. Bien entendu, je continue à fréquenter l'école de la Préalle.

C'est là que saint Nicolas m'a apporté un vélo à trois roues, tout en fer, pas de pneus, seule la selle est en bois. A part les jours de neige, j'adorais rouler sur la terre de la rue malgré les nids de poules très nombreux.

En même temps, le grand saint a apporté un uniforme de "piou-piou", soldat du 12° de Ligne caserné à Liège. Beau drap gros bleu bordé de rouge ainsi que le béret à floche rouge assorti. En dehors de cet uniforme, je n'ai jamais voulu de jouet guerrier, je les ai en horreur!

Le voisinage de mes oncles et tantes m'a été des plus favorable. En effet, comme il n'y avait que moi d'enfant à gâter, je leur suis reconnaissant de m'avoir choyé de trente-six façons : me rhabiller, car je grandissais, m'emmener au cinéma voir Charlot, Tom Mix, etc..., ou encore voir des cavalcades comme on n'en fait plus tant c'était superbe, des cortèges (on ne connaissait pas les majorettes en ce temps-là), des démonstrations de vol d'aéroplanes qui constituaient les débuts de l'aviation actuelle.



Toujours à cette époque, il n'était pas rare de voir voguer dans le ciel de longs cigares qui ronronnaient : les ballons dirigeables qu'on ne voit plus à présent. Pareil pour les montgolfières qu'on regarde filer dans le ciel au gré du vent... Il y avait même la "Coupe Benett" qui récompensait celui qui allait le plus loin.



Parfois, une automobile pétaradante faisait se tourner toutes les têtes avec une visible méfiance. Dame, des engins qui roulent comme ça, sans cheval, c'est tout de même un peu diabolique ! Du moins le pensait-on alors.

Encore une remarque importante les habitations étaient beaucoup moins nombreuses, les buildings ne sont venus que des années plus tard. Par contre, les enfants disposaient de grands espaces pour jouer au grand air sans parler des rues où la circulation se limitait à quelques charrettes par jour !

C'est ainsi que, le long de la "rue des Vergers", existait une vaste briqueterie où l'argile abonde. Les gamins du quartier y creusaient des souterrains dans lesquels ils s'abritaient en cas de pluie pour y jouer aux cartes ou y tenir des conseils de guerre en vue d'attaquer les enfants des quartiers voisins à coups de pierres. Je n'ai jamais participé à ce genre de chose, Dieu merci !

Entre ma cinquième et ma septième année, ma famille a eu deux immenses joies: la naissance de ma petite cousine Marie-Louise et de mon cousin Léon, tous deux décédés, hélas; qu'ils reposent en paix !

Comme nous habitions plus près de la gare, Maman me prenait assez fréquemment avec elle porter le souper à Papa, souper qu'il avalait entre deux trains à manœuvrer. Le trafic ferroviaire était très florissant alors, tout comme la batellerie d'ailleurs, entre autres, les bateaux-mouches, toujours bien fournis en voyageurs.

Je ne saurais dire le nombre de fois que mes parents et moi avons remonté la Meuse pour aller chez Tante Marie et oncle Léon à Ougrée, en passant par Kinkempois où des voyageurs descendaient afin de se rendre dans les guinguettes fleuries le long du fleuve. C'était si beau !

D'autant plus que de chaque guinguette sortaient les accents d'une joyeuse musique de danse. A remarquer que le bateau mouche fonctionnait à la vapeur donc il était moins bruyant, c'est pourquoi on entendait très bien la musique.

Au débarcadère d'Ougrée, il y avait toujours mon cousin Omer qui nous attendait pour nous amener chez lui. Ses parents tenaient une teinturerie assez prospère. C'est au cours d'un de ces voyages (car c'en était un) que mon cousin me montra un stylographe que son père, mon oncle Léon, lui avait acheté. Je pense que je dois vous dire deux mots car il n'y avait aucun rapport avec les stylos de précision actuels. Celui que j'ai vu et essayé est en celluloïd noir. A un bout, un bouton qu'on tourne afin de remplir le réservoir, en trempant l'autre bout dans un encrier. Ce bout-ci est pourvu d'une plume exactement comme les autres qui est alimentée en encre par un fin tuyau. En principe, c'est bon mais, en fait, ou bien l'encre arrive mal ou elle vient trop vite et c'est une belle tache !

Mon cousin avait la chance d'habiter dans une rue pavée et qui avait de beaux trottoirs, c'est la rue de la Station. Il pouvait donc se livrer à un jeu que je ne possédais pas : le "frikander".

-Qu'est-ce que c'est, Pépère ?

-Ma foi, c'est un peu une espèce de "go-kart".

Pour le faire avancer, il y a deux leviers reliés à deux bielles, de simples barres de fer dont le bout tourne autour de l'essieu arrière qui, lui, a la forme d'un double vilebrequin. Les roues sont en bois couvert d'une bande en fer. On a donc les deux mains occupées et vous allez vous demander comment on dirige. Voici : l'essieu avant pivote sur un axe, on pose les deux pieds sur l'essieu et on conduit avec les pieds.

On organisait même des courses et je vous assure que les possesseurs de ces engins s'acharnaient de toutes leurs forces dans l'espoir d'arriver le premier!

Caisse à savon
Il y a aussi les courses de caisses à savon, par parenthèses, les boîtes en carton ondulé n'ont été inventées que longtemps après, ce qui veut dire qu'on se servait des vieilles caisses en bois pour en faire, à l'aide de quatre roulettes, des espèces de chariots qui dégringolaient les rues en pente avec un ou plusieurs gosses dedans. C'était tordant de voir ces intrépides se livrer à des cabrioles des plus fantastiques...

-Mais, Pèpère, n'était-ce pas dangereux, après tout, les trottoirs ne sont pas partout larges assez et, rouler dans la rue, parmi les autos...

-Mes enfants écoutez bien ceci. Quand j'étais petit, il n'y avait de trottoirs qu'à la grand-rue. Ailleurs, c'était de simples accotements, derrière les rigoles rarement propres car il n'existait que de rares égouts. Le danger de jouer en rue était plutôt minime parce que, à part les artères de grand trafic, la circulation dans les quartiers servait aux véhicules de livraison : marchands divers dont je vous ai déjà parlé. Traction chevaline presque exclusivement.

Il est pourtant bon que je vous dise le fantastique changement qui s'est opéré dans la physionomie de Herstal, un peu partout du reste avait lieu le même phénomène. Par exemple le quartier des Foxhalles dont fait partie la rue des Vergers où nous habitions alors. Pendant des siècles, ce quartier ne comptait que des prés, des talus, des briqueteries car l'argile abondait par là. A peine quelques bicoques et, un peu partout, des moutons et des chèvres paissaient tranquillement.

Mais lorsque l'usine Pieper fut construite pour fabriquer ses célèbres fusils et munitions de chasse Bayard, tout le quartier changea d'aspect. On transforma les sentiers en rues le long desquelles des maisons poussèrent comme des champignons, ceci pour loger une partie du personnel. Une bonne partie du nombreux afflux des travailleurs occupés dans cet établissement venait de plus loin, soit en train ou à vélo.

Juste à côté de l'usine, c'est la gare. L'entrée se trouve rue Petite Foxhalle, elle aussi, animée par la fonderie Remy, où, les ouvriers, couverts de tabliers en cuir, semblaient des démons, éclairés par la fonte en fusion, jaillissant des cubilots dont les flammes sortaient par la cheminée.

En face, le transporteur Van der Maat, ses camions, ses chevaux. Des forgerons, des armuriers, des boutiques, des cafés. Je vous assure qu'alors Herstal et La Préalle connaissaient une activité débordante. Beaucoup de métiers à domicile, les limeurs des cadres de vélo, les armuriers, les limeurs de quincaillerie, de pièces d'attelage, les émailleurs et encore d'autres, tout ce monde créait une ambiance joyeuse.

Les bruits également étaient différents. Chaque atelier possédait un sifflet ou une cloche, les rues pavées, les roues en fer, les sabots des chevaux, les sifflets des locomotives de la gare, sans oublier les chants des oiseaux, plus nombreux qu'aujourd'hui.

La gare connaissait une grande animation, les autobus n'existaient pas.

Après les petites "baumes" ou bures dont je vous ai parlé l'autre jour, et disparues depuis longtemps, Herstal a compté quatre vrais charbonnages, disparus eus aussi depuis peu.

-Tu t'en souviens encore, Pèpère, comment étaient leurs noms ?

-Certes, ce n'est pas si vieux, j'en connais les noms et je ne suis pas le seul, oh non.

-Alors, dis-les nous, Pèpère.

Volontiers, d'abord le premier disparu, Abhooz ou Basse-Campagne, situé le long du canal Liége Maastricht. J'y suis allé plusieurs fois chercher de la houille à l'aide d'une charrette à bras. Toujours au bord du canal, Bonne-Espérance, plus imposant, où j'ai travaillé comme ajusteur d'atelier durant la guerre 40-45. Egalement rasé. Il n'en reste rien. Ensuite la Belle-Vue et Bienvenue, abandonnée telle quelle. Ses ruines sont toujours là, comme un reproche, sa belle fleur semble défier les auteurs de sa misère!
Belle-Fleur.

C'est la Petite-Bacnure, témoin de mon enfance qui a cédé en dernier lieu. Seul, l'immense terril monte la garde, tel un mausolée.

Incohérences incompréhensibles : on fait venir des immigrés. Après quelques années, on ferme les houillères qui en occupaient un grand nombre!!! Non seulement les gens dont les charbonnages étaient le gagne-pain sont réduits au chômage, mais les industries annexes, les négociants, les transporteurs et j'en passe, subissent un gros préjudice.

Une courte anecdote: pour venir ici, vous passez rue Hayeneux et, face aux ruines de la Belle-Vue, existe un terrain vague.

-Oh oui, crie David! Je sais où tu veux dire, Pèpère.

-Eh bien, là se trouvait le terril et une passerelle passait au dessus de la rue. Des femmes poussaient des wagonnets à bascule afin de vider au terril les résidus provenant du triage. Ces malheureuses étaient vite noires de poussières, sans parler de celle qu'elles avalaient. Et cela pour un salaire de famine!

Charbonnage d'Abhooz 
Le siège d'Abhooz était relié à celui de Cheratte par un téléphérique. Les berlines étaient pendues au câble par des crochets. Le câble moteur amenait les bennes de Cheratte pleines de charbon qu'on déversait dans les péniches amarrées au canal. En bref, ce chemin de fer aérien faisait gagner un temps précieux car il constituait un fameux raccourci pour le charbon destiné au transport par voie d'eau.

Certes, ça évite de faire le tour par le pont de Wandre. Toutefois, lorsque le siège de Cheratte ne parvenait pas à suivre le chargement des péniches, on ne se gênait pas de faire entrer dans une benne du téléphérique deux jeunes ouvrières afin d'aller aider les femmes au triage de Cheratte. Votre Mémère vous parlera de sa peur à elle et à sa compagne en survolant la Meuse pendues à un fil! Et si ça cassait jamais ?

Autre caractéristique de notre enfance: les oiseaux. Ils étaient beaucoup plus nombreux avant l'usage des pesticides dans les champs, cause de leur perte.

Des races entières ont disparu de cette façon...

D'autre part, on ne s'ennuyait jamais, il y avait tout le temps quelque chose à faire: les devoirs d'abord et les leçons, aller chercher de l'eau à la pompe, cueillir de l'herbe pour les lapins, faire l'une ou l'autre commission et, après tout cela, jouer un peu.

Bien sûr, vous faites ça aussi, mais n'abusez surtout pas de la télévision, croyez-moi, je sais ce que je dis!

Je venais d'avoir sept ans et on me préparait à la prochaine Communion Privée. Elle a eu lieu en avril 1914 en présence de toute la famille d'où très bon souvenir.

A la même époque; j'aimais me promener dans la grand-rue, fasciné par l'intense charroi: les attelages, les trams et parfois, un camion automobile dont les pneus arrière se composaient de caoutchouc plein, cela sur les pavés, vous vous rendez compte!

Et le soir, les becs de gaz faisaient briller les étalages des magasins bien plus nombreux qu'aujourd'hui.

C'est surtout ceux de chez Vool, presqu'en face de la rue Piedboeuf (à présent rue Jean Lamoureux) qui avaient le plus d'attrait aux yeux des enfants par son choix de jouets de toutes sortes pour filles et garçons.
Eglise St Lambert, Herstal

Le dimanche, nous assistions à la messe à l'église Saint-Lambert. Messe chantée en latin avec les chœurs et l'orgue. Le sermon se prononçait du haut de la chaire de vérité. Il y avait également un personnage à ne pas oublier: le suisse vêtu comme un général, coiffé d'un bicorne et tenant majestueusement une hallebarde, qui rehaussait la dignité du lieu. C'était toujours très beau!

Puis la remise des prix, la fête de La Préalle, et les vacances, bref, le bonheur sur toute la ligne !

Tout cela était trop beau pour durer, hélas ! Le ciel bleu de mon enfance se chargea de lourds et sombres nuages signe d'une prochaine catastrophe dont je vous raconterai les péripéties un autre jour.


Lors d'une visite de nos chers petits sans les parents, comme il faisait un beau soleil, nous décidâmes d'aller au Cimetière de Rhées sur les tombes de nos chers disparus. Par la même occasion, recueillement aux monuments militaires.



A ce moment, les garçons nous ont posé des questions relatives à la guerre :

"Dis, Grand-Père et toi Mémère, nous voyons souvent à la télé des films de guerre, mais ne sont-ce pas des histoires purement imaginaires. Je ne peux pas croire que des gens qui ne se connaissent pas s'amusent à s'entretuer sans même savoir pourquoi. Qu'est-ce que ça veut dire tout cela ?"

-"Hélas, mes enfants, ce n'est pas du cinéma. Les guerres ont de tous temps été provoquées par des fous sans conscience la plupart du temps en vue de s'emparer du bien d'un autre. Tuer et détruire est la raison d'être de ces gens mauvais par nature et terriblement malfaisants."

-"Alors racontez-nous ce que vous savez à ce sujet."

Conquête de la forteresse belge de Liège. 
-"Bon, enfin si vous y tenez. Mais sortons d'abord d'ici et allons nous asseoir au bord herbeux d'un champ."

Mon épouse et les deux fillettes ont préféré aller chercher des fleurs, ce qui est bien naturel sous un beau ciel bleu ! Et, bien installés dans l'herbe du talus, les garçons me regardèrent d'un œil quémandeur.

-"Alors, ça va, vous m'écoutez ?"

-"Oh oui, Pépère, vas-y."

Cimetière de Rhées, Herstal
Eh bien voilà. Le quatre août 1914, tôt le matin sous un très beau soleil, on fut réveillé par des coups sourds comme si au loin le tonnerre grondait. Pourtant le ciel était tout bleu, pas le plus petit nuage et cependant on entendait de vraies détonations là-bas vers l'est du côté de l'Allemagne. Bientôt, les rues furent pleines de gens apeurés qui faisaient toutes sortes de suppositions.

L'anxiété se changea vite en sinistre certitude : la frontière venait d'être franchie par une forte armée allemande qui bousculait tout en dépit du courage des soldats belges. Ceux-ci ont opposé une résistance digne d'éloges mais les attaquants étaient beaucoup trop nombreux et mieux armés. Impossible de contenir ce flot de sauvages déchaînés, fous furieux.

A mesure qu'ils avançaient, ils tuaient sans pitié. A leurs yeux, les gens qui fuyaient devant eux n'étaient que des francs-tireurs à abattre.

C'est la ville de Visé qui eut le triste honneur d'être la première ville martyre de ces brutes sanguinaires qui, pour semer la terreur, tuaient hommes jeunes et vieux, les femmes, les enfants, mettaient le feu aux maisons. Tout cela aux cris de "Deutchland über alles" (l'Allemagne par dessus tout) et "Gott mit uns" (Dieu avec nous). Comme toupet, il n'y a pas mieux !

Maintenant vous le savez : c'est ça la guerre !!!

Or ce n'était qu'un début car les officiers avaient si bien bourré le crâne des soldats que ceux-ci croyaient se rendre utiles à leur pays en agissant en vrais bandits.

A Herstal, en attendant leur venue, on se cachait et quand ils sont arrivés, on se cachait dans les caves. Leur défilé dura plusieurs jours. Personne n'osait sortir, on mangeait ce qu'on avait chez soi. Jour et nuit on entendait le martellement des bottes cloutées, le roulement des chariots sur les pavés de la rue, les pas des chevaux et les chants guerriers et la nuit des fusées de couleurs brillaient parfois dans le ciel, sans doute pour se reconnaître entre eux. Cette immense armée déferlait sur notre pays et finalement disparut à l'horizon. Ouf !

La vie reprit mais le gros souci consiste alors à se procurer de quoi manger. Les boutiques n'ont presque plus rien. La plupart des ateliers sont restés fermés. Beaucoup de gens se sont enfuis. Résultat : chômage pour un grand nombre.

Cela aussi c'est la guerre ! Alors que faire ? Recourir au système D ! Pendant ce temps, l'armée belge faisait des miracles d'héroïsme, hélas inutiles car ils avaient contre eux une armée dix fois plus forte. Nos vaillants soldats ont quand même pu empêcher d'envahir un coin du pays de l'autre côté de la rivière désormais célèbre : l'Yser sous le commandement du Roi Albert et de ses généraux, tous très valeureux.
Fort de Pontisse



Le cimetière d'où nous sortons a été le théâtre d'un combat car des soldats rescapés du fort de Pontisse, capitulé, se sont mis en route en vue de rejoindre l'Armée en retraite. Mais, à moitié morts de fatigue, ils ont voulu passer la nuit près des tombes afin de dormir un peu, mais d'autres ont eu la même idée : c'étaient des Prussiens. Surpris en plein sommeil, nos hommes se sont servis de leurs fusils, les autres également d'où les monuments rendus à leurs mémoires...

Autre anecdote, comique, celle-là. Derrière notre rue existe la rue Hufnale, au fond des jardins, qui à ce moment, ne comportait aucune maison. Un jour, on entend une voix d'homme qui hurlait "Rendez-vous !" de toutes ses forces. On va voir, c'était un brave habitant de la rue qui tenait en respect un groupe de dix-neuf soldats allemands, visiblement fourbus et qui étaient par là. Tous les spectateurs de cet acte insensé tremblaient pour le malheureux. Baissant sa carabine, on l'a vu parlementer avec eux et puis partir ensemble. Quelqu'un les a suivis en se demandant comment cela allait finir. Il les a vus rentrer à l'Hôtel de Ville occupé par les Allemands contents de retrouver les égarés. En somme, cet incident s'est terminé dans la bonne humeur. Donc, suite à la reddition du Fort de Pontisse, la Commune de Herstal était aux mains des "Boches".

Aiguillage 
Encore un fait à signaler. Dès l'annonce de l'arrivée des Allemands, le chef de gare Monsieur Schmidt si j'ai bonne mémoire a fait un autodafé de tous les papiers de la gare. De leur côté, mon Père et son ami Auguste Sweerts, se sont mis à saboter le plus possible les aiguillages et aussi les sémaphores sans oublier de couper les fils du télégraphe. Mais Dieu sait qui a renseigné les assaillants pour savoir qui avait fait ça. Hé oui, ils sont venus chez nous afin de donner à Papa l'ordre de remettre la gare en état de marche. En dépit de la baïonnette appuyée contre la poitrine de mon pauvre père, il n'a pas cédé. Maman et moi on pleurait tandis que Papa leur a raconté je ne sais quoi en flamand. Enfin, ils sont partis en maugréant. Vous ne pourriez pas imaginer combien on s'est serrés tous les trois pour couvrir Papa de nos baisers. Quand on n'a pas connu de telles peur, on ne saurait comprendre. ça aussi, c'est la guerre !

La même alerte s'est renouvelée mais chaque fois, Papa se trouvait ailleurs et
Maman ne savait que le français...

Armée belge en 1914.
Comme la nourriture se faisait de plus en plus rare, Papa et Oncle Toussaint louèrent une charrette à bras, achetèrent un gros chien afin de se rendre tous les jours à Tongres où mon Parrain leur désignait les endroits repérés dans lesquels ils se procuraient de quoi manger et revenir à la maison devant laquelle on faisait déjà la file. Pourtant, à l'inverse de ce qui se passait, Papa n'a jamais profité des circonstances pour s'enrichir et partageait le maigre bénéfice si durement acquis avec mon oncle.

A Tongres, Parrain, veuf depuis peu, craignant pour la vie de mon père après son refus de travailler pour les "Boches", se mit à chercher une maison près de chez lui, ceci afin de nous mettre hors de vue des Prussiens.

Il en trouva une au quartier du Béguinage, et le dix-huit décembre 1914, par temps froid mais sec, c'est sur un gros camion tiré par un robuste cheval qu'on a quitté Herstal.

Nous marchions à l'arrière du camion et de chaque côte, tous ensemble, on poussait de toutes ses forces pour aider le cheval. Quelques petites haltes pour souffler et boire un bon café au bidon (le thermos n'existait pas encore).

Nous avons de la sorte, traversé Milmort, Liers, Villers St-Siméon, Juprelle, Paifve, Wihogne, Freeren, Hamal et Tongres. Soit seize kilomètres par des chemins de terre à travers les villages jusqu'à Wihogne.

Là-bas, nous rejoignons la grand-route Liège-Tongres pavée et fréquentée par un intense charroi, surtout militaire.

Une dernière côte à gravir courageusement au sortir de Freeren et terrain à peine ondulé jusqu'à Tongres. Mais la grande fatigue que ce trajet qui a duré plus de cinq heures, nous a fait subir n'est en rien comparable aux souffrances endurées par les pauvres soldats qui luttaient là-bas, sur l'Yser dans le froid de ce décembre 1914 dans des tranchées arrosées par les obus allemands.

Hé oui, en regardant passer tous ces véhicules de guerre, il est normal que nous ayons une pensée émue pour ceux qui se faisaient tuer dans l'espoir de nous délivrer de l'affreuse vermine qui engluait notre petit pays.

Mais voici les premières habitations tongroises. Cet endroit est connu sous le nom de Porte de Liège ou « Luiker poort ». On arrive finalement à la maison choisie par Parrain.

Parrain nous attendait ainsi que mon oncle Léonard, frère de Papa. Après un accueil chaleureux de leur part, sans perdre une seule minute, on se mit à décharger les meubles et les autres objets du camion.

N'oublions pas que celui-ci devait encore retourner à La Préalle surtout qu'en hiver, les jours sont courts !

Et tandis qu'on s'affairait, le cheval se reposait tout en avalant son picotin d'avoine et un seau d'eau. Sitôt le camion reparti, ce fut l'aménagement de la maison, bientôt à la lueur du quinquet et des bougies. Cette maison qui date de 1639 comporte une dizaine de petites chambres qui sont les cellules des religieuses qui ont habité ces lieux, d'où le nom de "Béguinage". Seule grande pièce : la cuisine.

Curieux comme toujours, dès le lendemain, je m'en fus faire le tour du quartier ma foi assez pittoresque. Jugez-en, d'abord cette maison fait partie d'un groupe d'autres semblables, chacune précédée d'une courette dotée d'un haut mur pourvu d'une solide porte en chêne. Tout cela se trouve dans une grande cour commune pavée et très propre. Tout près de cet endroit la haute tour en tuffeau sous laquelle passe la rue, c'est l'ancienne Porte de Visé qui faisait jadis partie des remparts fortifiés dont les restes sont toujours visibles en plusieurs points de la Ville. Un côté de la cour est l'abattoir qui longe le Geer, une jolie petite rivière que l'on franchit sur un étroit pont au plancher de bois. On parvient ainsi sur la digue qui est en réalité un chemin bordé de jolis ormes. De là le coup d'œil ne manque pas de charme. D'un côté le Geer et les frondaisons qui cachent quelque peu les vieux murs du Béguinage. Par après, j'ai vu des peintres faire de ces lieux de beaux tableaux lors du printemps fleuri.

Si on fait un tour sur soi-même, on domine "de Mottes", c'est-à-dire une immense plaine herbagée toute couverte de peupliers qui sillonnent la vallée jusqu'en Hollande, c'est beau. En très peu de temps, il y a eu lieu de faire connaissance avec les voisins et l'entourage et moi j'ai eu la chance de jouer avec les autres enfants mais je ne connaissais pas le flamand ni eux le français. Mais on se comprenait par gestes et quelques mots que j'avais entendus en jouant avec eux ce qui les faisait rire à cause de mon accent pas pareil au leur.

Mais fini de rire, il ne faut pas oublier l'école. Par­rain m'a donc conduit à I'Ecole Communale car Maman ignorait le flamand. Le Directeur m'a reçu gentiment, en français et m'a confié à l'instituteur qui administrait la deuxième et la troisième année soit environ quarante élèves dont trois Wallons. Je reçus une place sur le même banc qu'eux qui me firent la fête.

L'instituteur, parfait bilingue m'a donné des livres scolaires en français. Vous vous rendez compte de son travail d'abord cours en néerlandais, puis en français pour nous quatre et toujours avec le sourire.

Après les vacances de Pâques, il me reprit les livres et les a remplacés par les mêmes, mais en néerlandais. Grâce à l'aide de Papa, j'ai vite pu me tirer d'affaire au point qu'aux examens de fin d'années, j'étais le quatrième de la classe.

Papa, lui, avait trouvé du travail à la Tuilerie Notre-Dame et c'est encore Parrain qui a piloté Maman dans les corvées administratives.

Nous n'avons guère continué à habiter le Béguinage, Papa avait en effet déniché une belle maison près de la Tuilerie sur la Chaussée de Maastricht. Dans le même groupe de maisons vivait déjà une famille wallonne et nombreuse, ce qui réconforta Maman qui ne savait pas un mot de flamand.

Une autre bonne surprise fut l'arrivée, pour y demeurer, de Tante Philomène et de ses trois fils, Alphonse, Pierre, Jean, qui, eux, avaient quitté Bruxelles à cause de la pénurie en alimentation mais aussi à cause de l'absence du chef de ménage, mon Oncle Jean, retenu à Paris comme conducteur de trains depuis le quatre août 1914.

Mes cousins parlaient parfaitement les deux langues des régions française et flamande. De vrais "ketjes" bruxellois toujours prêts à faire des blagues. Entre autres, ils avaient remarqué que chaque matin, un gros camion militaire sortait de la Gendarmerie presqu'en face de chez eux et ça les intriguait : des sacs, des paquets. Qu'est-ce que ça veut dire tout cela ?

Mes chers cousins plus âgés que moi avaient hâte de savoir ce que contenaient ces fameux sacs et ça n'a pas traîné !

Ces camions à deux chevaux sortaient de l'ex-Gendarmerie suivis d'un soldat armé qui surveillait l'arrière jusqu'à deux kilomètres c'est-à-dire hors de vue. Là, le camion s'arrêtait pour permettre au soldat de rejoindre son camarade sur le siège du véhicule.

Donc, plus personne à l'arrière. Eh bien si : nos chers "Ketjes" bruxellois ne perdaient pas une seconde car ils connaissaient l'endroit propice et s'y cachaient dans l'attente du camion. Retirer la "clame" du portillon sans faire de bruit, l'écarter légèrement puis, d'un coup de canif, entailler un sac ou deux et remplir sa mallette et remettre le portillon en place tout en marchand, faut le faire, comme on dit. Naturellement à trois, ils ne quittaient pas les alentours des yeux. L'endroit est assez désertique.

Ils ont ainsi rapporté à leur mère : du froment, du pain de seigle, des fèves, des petits pois, du charbon, du sucre etc...

Tante Philomène avait beau les supplier d'arrêter ce jeux dangereux, bernique ! Et on ne les a jamais attrapés ! Bien que mes parents et moi ayons eu faim, à aucun moment on n'a eu l'audace de s'approvisionner de cette façon. Alors, par contre, courir la campagne, glaner après les récoltes ou acheter aux fermiers à prix d'or lorsque c'était possible et encore...

C'est ainsi qu'un soir, mon père s'était rendu à un village assez distant, chercher un petit sac de pommes de terre chez un ami, ceci en hiver, et revenait par la route de Maastricht lorsqu'il tomba nez à nez avec deux soldats qu'il n'avait pas vus à cause de la nuit noire. Croyant qu'ils vont prendre son sac, il le met à terre, d'autant plus qu'il était presque dix heures et que toute circulation était interdite après huit heures.

Ils ont simplement conseillé à Papa d'emprunter un autre chemin parce que eux étaient en mission de sécurité pour la troupe qui allait passer afin d'assurer la relève des sentinelles postées le long du canal frontière à la limite de la Hollande. L'un d'eux a dit : "Nous n'aimons pas faire la guerre mais nous y sommes forcés, sinon c'est la mort". En rentrant vers onze heures, Papa n'en pouvait plus !

Près de chez nous existait un café dont la clientèle était surtout des soldats allemands. Ils dansaient au son d'un piano mécanique, le premier que j'ai vu, par la fenêtre. Il fonctionnait à l'électricité. En effet, Tongres possédait une centrale près de la gare du vicinal. Le frère de Papa, et quelques autres la faisaient tourner à l'aide de moteur à gaz pauvre. Ce cher oncle s'appelait Léonard.

Octobre 1915, Oncle Armand arrive d'Ougrée par tram vicinal à vapeur et nous a placé une lampe de 16 bougies que la Ville à raccordée rapidement. Il était temps, le pétrole devenait introuvable et abominablement cher. Mais comme l'Allemagne en guerre manquait de cuivre, on fit avertir par le sonneur public qu'il fallait porter ses objets en cuivre à la "Kommandantur". C'est alors qu'un peu partout, le soir, on voyait des gens creuser des trous pour y cacher des cendriers, des cadres, des christs, enfin de tout. Ceci malgré les peines de mort en suspens !

Mécontents, les Boches sont allés jusqu'à s'emparer des cloches d'églises. En fait, ils n'ont pas eu grand chose... Par comble de malheur, on a connu en 1915 un hiver très dur, en voici un aperçu.

Un matin, Papa veut sortir pour se rendre à son travail à la "Tuilerie Notre-Dame". En ouvrant la porte du corridor, une masse de neige lui tombe dessus. Incroyable, inutile de vouloir la balayer, il y en a trop; il faut la pelle. Par la fenêtre de la chambre, j'ai vu le spectacle hallucinant. Par exemple, une importante ligne téléphonique longeait la chaussée. Sachez que tous les fils pendaient dans la neige et les congères dépassaient en hauteur les portes et fenêtres des rez-de-chaussée.

Mais tout fut mis très rapidement en œuvre afin de remédier à cette catastrophe, soldats et civils ont mis plusieurs jours pour enlever l'excès de neige afin d'aller le vider dans le Geer, la rivière locale.

Même la ligne de chemin de fer a été obstruée à certains endroits ce qui m'a permis de voir un chasse-neige venu d'Allemagne pour déblayer les voies avec son immense ventilateur qui envoyait la neige au loin. Chaussée de Maastricht, on a pu voir des traîneaux avec une hélice à l'arrière actionnée par un moteur et sur ces engins, des officiers allemands chaudement enroulés dans des couvertures.

Je ne me souviens plus du nombre de jours qu'il a fallu aux soldats chaudement vêtus et munis de souliers à grimpettes pour remettre la ligne du téléphone en bon état. Quant à nous, les gosses, on ne s'ennuyait pas. C'est à qui aura le plus vite un traîneau fait à la diable ou bien à l'aide d'une pelle, on creusait des tunnels dans les grosses congères par-ci par-là. Ah ce qu'on s'est amusé ! Les écoles restèrent fermées le temps nécessaire pour déblayer ces masses énormes et libérer les rues. Bien des caves furent inondées et la grippe fit bientôt des ravages et des deuils. Nos pensées allaient vers ceux qui, là-bas, sur l'Yser souffraient du froid dans la boue des tranchées, sous les balles ennemies !
Ordinairement, le dimanche, sur la Grand Place de Tongres, au pied de la statue d'Ambiorix, chef des Eburons, une harmonie militaire faisait apprécier son répertoire, entourée par quelques gosses seulement. A la sortie de la messe à la Collégiale, les gens partaient en hâte plutôt que de s'intéresser à l'orchestre des envahisseurs... Un jour, en me rendant à l'école communale, j'ai été témoin d'une scène aussi triste que révoltante.

Comme, sur les champs de batailles, les Allemands subissaient de très lourdes pertes que leur infligeaient les alliés, l'Etat-Major du Reich décida de retirer beaucoup d'ouvriers de ses usines pour les envoyer au front. Il y avait donc des places vides dans l'industrie de guerre prussienne. On recruta donc de force des Belges afin de combler les vides. Et voilà, pas plus difficile. Donc, des Belges étaient contraints de produire des armes destinées à tuer leurs propres compatriotes !!

Ce jour-là, je vois, rue de Maastricht des camions et des soldats qui retiraient des hommes de la foule sous les cris et les pleurs des épouses et des enfants. Comme vous voyez, pas joli hein, la guerre. C'était pénible de voir ces soldats empoigner ces hommes avec brutalité et repousser sauvagement les enfants qui tentaient de retenir leur père.

C'est encore par de la main-d’œuvre belge que fut construite la ligne de chemin de fer entre Aix-la-Chapelle et Tongres, afin d'acheminer plus vite le matériel de guerre sur le front de l'Yser.

De loin, on a assisté à l'inauguration colossale de cette nouvelle voie ferrée (toujours en service).

La gare entièrement repeinte, des drapeaux allemands, des guirlandes, des officiers en grande te­nue, des soldats au garde-à-vous, même quelques dames en robe longue.

Lorsque le train entra en gare, lentement, tout garni par des drapeaux et des banderoles à la gloire du Grand Reich, un canon tonna et l'orchestre joua le "Horst Wessel Lied" devant tout ce monde au garde-à-vous. C'était impeccable et, pourquoi ne pas l'avouer, impressionnant.

Dès le lendemain, cette ligne connut un important trafic et ce n'est pas sans un serrement de cœur qu'on voyait avec tristesse passer ces convois destinés à combattre les nôtres.

Il en est un dont je garde un souvenir particulier. Notre maison n'étant pas loin de la gare, peu après ce que je viens de vous dire, on pouvait voir la gare encore une fois bien garnie. Tiens! Tiens! Que se passe-t-il encore ? On a par conséquent tenu l'œil, et on a bien fait ! Tout ce tralala c'était pour recevoir en grande pompe la super arme qui allait assurer la victoire de l'Allemagne !

La Grosse Bertha...
A son entrée en gare, un cri de stupéfaction émergea de la foule. D'abord une locomotive blindée et pavoisée; derrière, le tender blindé, puis des wagons d'obus, blindés également. Ensuite, la fameuse "Grosse Bertha" qui devait, prétendait-on, anéantir la ville de Paris, ni plus ni moins !

Ce monstre devait son nom à mademoiselle Bertha KRUPP qui l'avait baptisé et qui en était la marraine. Mais elle n'a pas porté chance à son filleul car celui-ci s'est détérioré après quelques coups.

Par contre, les Anglais avaient introduit le char d'assaut qui a infligé de lourdes pertes aux Prussiens.

Parfois un aéroplane aux croix noires survolait Tongres, et on ne pouvait pas jouer au cerf-volant sous peine de ...



Maintenant laissez-moi vous parler d'un fait heureux dont j'ai été témoin pendant mon séjour temporaire à Tongres. Dans ma classe, nous avions un condisciple paralysé des jambes que sa maman amenait en fauteuil d'invalide. A la récréation, il faisait peine à voir. Il regardait tristement les autres courir et jouer. Mais nous étions quelques-uns à lui tenir compagnie et l'amuser tranquillement.

Or, un beau jour, on nous conduit rue de Maastricht faire la haie sur le trottoir parce que ce jour-là le nouveau Commandant faisait sa joyeuse entrée à Tongres. Encore bien qu'on ne nous a pas fait agiter des petits drapeaux allemands, c'eût été un comble, vous ne pensez pas ?

Bien entendu, la voiturette était au premier rang afin qu'il puisse jouir du spectacle à son aise. Et le cortège arriva à notre hauteur, rien que des cavaliers... Tous tenaient à la main gantée une lance à fanion. Une fanfare à cheval jouait un air hachuré, bien teuton. Un groupe d'officiers encadraient le nouveau Commandant qui saluait de la main les gens sur les trottoirs. A noter qu'il portait un magnifique uniforme à baudrier d'argent. Nous avons remarqué qu'en passant devant nous, il a regardé avec insistance le paralysé et s'est penché vers son voisin pour lui parler.

Une fois le cortège passé, nous sommes rentrés en classe où nous attendait notre bol de soupe quotidien; il était à peu près 11 heures et demie.

Le lendemain, pas de voiturette; seule la mère est venue annoncer au Directeur que son fils était à l'hôpital, voici pourquoi. Dans le civil, le Commandant est un chirurgien et est chef d'une famille nombreuse. La vue du petit l'a ému ! Il a donné des ordres, fait convoquer la mère et voulu savoir la cause de l'invalidité; puis il a suggéré de lui confier le gamin. La mère hésitait, elle n'est pas riche et ne peut assumer une telle dépense avec ce qu'elle reçoit de l'Assistance Publique, et son mari est au front, soldat belge. Mais il a su la convaincre et son fils a été conduit à l'hôpital de Tongres et là, le Commandant a accompli un pur miracle de la science chirurgicale.

Et un beau jour, qui voyons-nous à l'école, sans voiturette, marchant normalement ? Vous l'avez deviné, c'était bien lui ! Il nous a raconté ce qui suit. d'abord tout le personnel l'a littéralement dorloté, choyé. Il n'aurait pas pu dire ce que le Commandant et ses aides ont bien pu lui faire, car il a été endormi chaque fois qu'on s'occupait de lui. Il sais seulement qu'à chaque fois qu'il s'est réveillé, il avait les jambes plâtrées qui lui faisaient un peu mal. A la fin, on lui a retiré le plâtre et on lui a frictionné les jambes avec un produit et après un temps qui lui a semblé bien long, il s'est rendu, conduit par un infirmier, dans une petite salle et là, on l'a massé puis réappris à marcher comme tout le monde et aussi à se servir de plusieurs appareils de gymnastique.
Et voilà, fidèlement, ce qu'il nous a raconté à l'école; sa grande joie, c'étaient les visites nombreuses que lui rendait sa maman.
En guise de paiement, le Commandant a simplement demandé à la maman de prier afin que sa famille et lui soit protégés des horreurs de la guerre. Comme quoi il existe encore de braves gens, heureusement. Mais depuis lors, le plus cher désir de notre ami et de sa maman, c'était le retour du papa qui est parti à la guerre croyant son enfant invalide à tout jamais. Ah, quand finira donc cette maudite guerre ?

Comme mes parents et moi sommes revenus à Herstal avant la fin des hostilités, j'ignore ce qu'est devenu ce garçon. Mais il m'arrive de penser à lui...

Les jours s'écoulaient beaucoup trop lentement dans la monotonie car on était pratiquement sans nouvelles de ce qui se passait sur les fronts de guerre. Naturellement, il y a toujours des gens soi-disant bien informés, mais ce n'étaient que des petits farceurs avides de sensations car, au fond, ils n'en savaient pas plus que tout le monde. Certes, il y avait les journaux qu'on n'achetait que les jours où ils publiaient les modalités du ravitaillement. Le reste n'était qu'un tissu de vantardises répandues par les Allemands qui prétendaient réformer le monde ! C'était à vous provoquer des nausées, donc on les laissait à  vitrine des marchands. Mais, pour s'amuser dans le dos des Allemands, on écoutait en cachette des chansons composées exprès afin de se moquer d'eux. Dommage que les enregistreurs n'existaient pas encore car il y en avait de réellement savoureuses aussi bien en flamand qu'en français. Actuellement, on enregistre facilement tout ce qu'on veut mais rappelez-vous : notre génération aura vécu une des périodes les plus fertiles dans le domaine des découvertes et inventions fabuleuses. Et si je le dis, c'est parce que c'est vrai !

IV. RETOUR A HERSTAL

-"Dis, Grand-Père, êtes-vous restés longtemps à Tongres ?

"Environ trois ans. Voici pourquoi nous sommes revenus ici."

Papa travaillait, parrain était gentil, les Bruxellois aussi, moi, j'apprenais bien à l'école. Les jours de congé, il nous arrivait de venir à pieds embrasser les nôtres à Herstal.

-"Mais pourquoi ne preniez vous pas le train ?"

-"Pas question de donner le prix du coupon aux Boches."

Nous ne venions en vicinal que par mauvais temps. Et puis la nourriture coûtait cher, alors...

Pourtant La Préalle et Herstal étaient toujours dans nos pensées, c'est ainsi que quand le ciel était limpide ... il m'est impossible de dire combien de fois je suis monté jusqu'au monticule à Berg près de notre maison, d'où l'on aperçoit le terril du charbonnage de Rocourt que je ne me lassais pas de contempler, la larme à l'œil et le cœur plein d'espoir. C'est curieux, c'est justement quand on est éloigné que l'on ressent le plus l'attrait du pays natal !

C'est principalement Maman qui avait hâte de rentrer à Herstal; d'autant plus qu'elle ne connaissait pas la langue flamande malgré quelques Wallons qui habitaient tout près de chez nous. "O Lîdje vi r'veye" que chantaient nos soldats au front est le cri d'amour de tout un peuple. Comme si la Providence voulait exaucer notre désir, Papa a découvert un emploi de convoyeur auprès de la firme Balak rue Saint-Gilles à Liège, vers la fin 1917.
750cc Flat twin FN (1940)
Nous avons alors refait le chemin de 1914 mais dans l'autre sens pour aboutir dans une belle maison perchée sur la hauteur de Bernalmont au Thier Wathy d'où l'on découvre un large panorama vers Herstal et la FN, Wandre, Cheratte et les coteaux qui bordent la vallée de la Meuse en plus de La Préalle et son église au pied du terril plus la ferme Cajot. Papa nous a expliqué ce qu'est son boulot.

Les tramways vicinaux couvraient alors toute la Belgique. Par exemple, à Tongres, la gare SNCV était presque aussi étendue que celle des chemins de fer de l'état.

Donc des gares un peu partout, entre autres à Ans. C'est là que Balak avait ses wagons. Une fois chargés, mon père devait vérifier les papiers au bureau puis il se rendait à la gare et montait dans le wagon désigné. Avec lui, de quoi boire et manger pendant les deux ou trois jours que durait le trajet jusqu'à Bruxelles.

Pourquoi durait-il si longtemps ? Parce que son wagon, accroché à un tram de voyageurs, allait jusqu'à Oreye où on le décrochait en attendant un autre qui le prenait jusqu'à la gare suivante et ainsi de suite jusqu'à Bruxelles. Pour se défendre contre d'éventuels rôdeurs : un bâton ! De mon côté, je vous laisse deviner avec quelle joie j'ai retrouvé ma chère école de La Préalle et fait connaissance de ma nouvelle institutrice Mademoiselle Marie-Thérèse Mathieu qui faisait la troisième et la quatrième année dans la même classe, une bonne trentaine d'élèves en tout. Elle m'a reçu très gentiment tout comme Monsieur le Curé Servais, informé de mon retour.

A la récréation, un hurluberlu m'a traité de sale flamand ce qui lui a valu une bonne paire de claques car bien que je sois d'un naturel pacifique, je ne supporte pas qu'on insulte des gens qu'on ne connaît même pas et dont on ignore la langue maternelle. Il s'est sauvé en pleurant et a amené le Directeur, Monsieur Dechesne, qui m'a demandé la raison de ma conduite. Je la lui ai donnée poliment et le hurluberlu en a été pour ses frais : il a écopé d'une punition de cent lignes. Depuis lors, et toujours à présent, nous sommes devenus de forts bons amis. Tous mes condisciples étaient contents de mon retour.

Revenons à mon père. En trois jours, il se rendait donc à Bruxelles dans un simple wagon fermé avec pour oreiller la nuit les colis dont il était responsable

Là-bas, on était mieux au courant de ce qui se passait sur les fronts de la guerre. C'est de la sorte qu'en revenant d'un voyage il nous raconta que sur tous les endroits où la guerre faisait rage, les Allemands et leurs alliés recevaient des raclées de dimension, principalement grâce aux Anglais et aux Américains débarqués sur l'Europe.

On parlait aussi d'une formidable invention nouvelle qui permettait aux états-majors de communiquer sans avoir à poser des lignes téléphoniques. Son nom : T.S.F. téléphone sans fil. C'est le professeur Branly qui en a découvert le principe et l'Italien Marconi qui a mis au point la lampe électronique qui augmente la puissance du son. Reconnaissons que la T.S.F. a réellement bouleversé le monde. Depuis lors, les améliorations se sont succédées surtout par la découverte du transistor qui remplace les lampes et consomme moins d'électricité.

Même à Liège, je me suis laissé dire qu'un prêtre passionné par cette nouvelle science, avait monté un émetteur dans la tour de son église grâce auquel il envoyait des messages que des patriotes lui apportaient pour les faire parvenir à nos défenseurs à l'Yser. De vagues rumeurs circulaient, tout laissait espérer une prochaine défaite des Boches.

Mais auparavant, il faut que je vous raconte une petite aventure assez amusante que j'ai vécue en compagnie de plusieurs gamins de mon école. Au fait, il s'agit d'une exploration souterraine, ni plus ni moins.
Ferme Cajot, Place Jacques Brel, La Préalle.

J'en ris encore.Voilà, quand j'étais jeune, la rue Basse-Préalle qui longe la propriété Cajot était plus étroite qu'à présent. Elle était pavée, mais en très mauvais état. Il y avait une multitude de nids de poule dus à l'intense charroi des lourds tombereaux qui transportaient le charbon jusqu'au canal de Maastricht pour le vider dans les péniches.

Le long de la rue, un accotement en terre battue comportait un garde-corps en fer au-delà duquel coulait le ruisseau du Bériwa, du Rida plus les eaux d'exhaure de deux charbonnages, Les Trois Boules de Milmort et la Petite- Bacnure locale. Donc le débit n'était pas mal du tout. C'est au fond d'un caniveau d'au moins un mètre de large et profond d'une hauteur d'homme que s'écoulait l'eau.

Vers le milieu de la rue, au coin de la rue Bériwa, à présent Moulin Maisse, le ruisseau s'engouffrait dans de larges buses en ciment qui passaient sous la rue pour reparaître à la lumière deux bons cents mètres plus loin, au pied du talus de chemin de fer dans une large fosse de curage en briques et entourée d'un garde-corps.

Voici donc l'histoire véridique de cette aventure.

Un jour de l'été 1918 (c'était toujours la guerre) , je me suis laissé tenter par mes camarades d'école plus audacieux et en l'absence de gens curieux, nous sommes descendus là où commence le fameux tunnel en nous aidant l'un l'autre. On s'est mis en route chaussés de nos sabots habituels en nous tenant solidement au pantalon de notre prédécesseur. Bien entendu, l'eau éclaboussait les jambes à peu près nues, car alors, les culottes venaient à peine jusqu'aux genoux.

Nous voilà donc en un instant en pleine obscurité. Afin de se donner du courage, on se mit à chanter une chansonnette en vogue à l'époque, c'est un souvenir plaisant que je vous résume. Lorsque les Allemands défilaient ils chantaient une marche qui commençait par "Gloria etc". Eh bien, sur le même air, les wallons chantaient :" kan l'Kaiser serait crèvé, nos t'chantrons po l'ètèrer, Gloria etc" 
(quand le Kaiser sera crevé nous chanterons pour l'enterrer gloria etc). Et on riait comme des fous.

Je ne me souviens pas d'avoir eu peur, sauf quand il m'arrivait de penser à la gifle que j'allais recevoir en rentrant à la maison, là-bas en haut du Thier Wathy.

Car il est hors de doute qu'une âme charitable n'aura pas raconté à Maman autre chose que ce qu'elle avait vu c'est-à-dire son fils suivre une bande de garnements qui se laissaient descendre dans l'eau sale du ruisseau ! Bah, il faut bien se risquer de temps en temps. Toutefois, on craignait les rats, mais rien ne s'est passé de ce côté là, tant mieux !

Pliés en deux, cramponnés l'un à l'autre, et en pleine obscurité dans ce long et bas tunnel, on a beau se croire invincible, le temps semble une éternité. Il est difficile de traduire par des mots l'effet que cela fait lorsqu'on remarque un vague reflet de la lumière du jour à la surface de l'eau boueuse. Spontanément on hurle hourra, mais une fois sortis du tunnel, on est obligés de fermer les yeux pendant un bon moment tant la lumière du soleil est insupportable.

Néanmoins, sous le regard de passants éberlués de nous voir sortir, comme des démons de ce tunnel, nous avons fait la courte échelle pour nous extraire du caniveau muré et entouré de garde-fou.

Vider l'eau des sabots, s'essuyer à la va-vite en se servant des herbes du talus et remettre ses chaussettes qu'on avait mises dans les mallettes avant de descendre, tout cela fut rondement mené car le temps pressait. Nos mamans s'inquiétaient, ça on le savait, donc...

Et c'est le retour en courant, chacun chez soi. Quant à la gifle que je redoutais, je l'ai eue !

La morale de cette histoire rigoureusement véridique, est qu'il ne faut jamais se laisser tenter imprudemment. Quant à la chanson dont je vous parlais tout à l'heure, voici les paroles en français :
Quand le Kaiser sera crevé, nous chanterons pour l'enterrer. Refrain - Gloria, gloria, les Allemands mangent des rats, des patates bouillies, de la choucroute crue, gloria. Ceci en wallon sur le même rythme que la marche que chantaient les soldats en martelant le sol de leurs bottes à clous.

XV. L'ARMISTICE DE 1918

Le 11 novembre 1918, les cours de l'après-midi venaient de reprendre lorsque la porte de la classe fut ouverte brusquement. On se retourne tous : c'est Monsieur le curé qui se laisse tomber sur un banc, il est hors d'haleine. Il est tout rouge et en larmes ! Il se remet debout, dresse les bras et crie avec force : "Mes enfants LA GUERRE EST FINIE.
L'Armistice est signé depuis onze heures. Remercions Dieu !" A ces mots si merveilleux, un lourd silence tombe puis l'institutrice éclate en sanglots, on n'ose ouvrir la bouche. Elle s'excusa tout en séchant ses larmes et dit :" Je suis heureuse que cette guerre se termine mais ma joie n'est pas totale parce que Maman et moi ne verrons pas revenir mon frère tué à l'Yser ..." On la réconforta comme on put et ce fut une de ces ruées vers la sortie afin d'annoncer la bonne nouvelle à nos mamans. Mais une fois dehors, il y avait déjà foule en pleine euphorie car les nouvelles vont vite, très vite. Notre joie explosa, on s'embrassait, on criait, on riait comme des fous, surtout ceux dont le père ou un frère se trouvait là-bas, à l'Yser. On allait enfin pouvoir serrer dans ses bras les êtres chers qui avaient souffert durant quatre ans pour nous délivrer des Boches ! Impossible de rester en place. Les mamans étaient déjà là, nous serrant dans leurs bras tout en pleurant de joie ! On se remuait, on se complimentait, on s'embrassait à " bouche que veux-tu ". Bref, on était tout à fait fous de bonheur retrouvé.

Tout le monde parle en même temps et c'est, avant tout, le retour de nos soldats qui est l'objet des désirs de tous. Le vacarme devient assourdissant : les cris de la foule, les cloches de l'église qu'on a mises en branle, des accordéons, une trompette, en un mot, l'euphorie totale ! Des farandoles s'improvisèrent. Quelques hommes déjà sous l'emprise de la boisson hurlent leur haine envers les Allemands... Bientôt, des drapeaux faits à la hâte s'en vinrent fleurir les façades. Que c'est beau un peuple heureux ! Et la cacophonie ne se calma que très doucement. On arborait fièrement des cocardes aux couleurs aimées : rouge, jaune et noir. Bientôt apparurent aux fenêtres des portraits du Roi, de la Reine et autres symboles patriotiques. A se demander comment on les possédait déjà ! Les sirènes des usines herstaliennes, le sifflet de la Petite Bacnure, les cloches. Tout cela fit disparaître tous les oiseaux. Très vite, les ouvriers se mêlèrent à la foule et, croyez-moi, mes enfants, l'euphorie fut totale ! Des bouteilles sortirent de leur cachette et des gosiers furent bien arrosés, oh oui, soyez-en sûrs.

Autre motif de soulagement : on allait enfin bientôt manger à sa faim. Fini ce ravitaillement qui ne vendait que tout juste assez pour ne pas mourir de faim...Par contre, les fraudeurs, eux, se sont honteusement enrichis grâce à la misère du pauvre peuple. Pouah ! Quant aux Allemands, ils eurent le bon goût (pour une fois) de se tenir discrètement hors de vue ce qui valait mieux car les esprits surchauffés auraient pu provoquer des incidents dramatiques. C'est surtout de nuit qu'ils retournaient chez eux... On entendait le bruit des chariots et des bottes cloutées sur le pavés des rues. Le macadam n'existait pas encore ici. De jour en jour, l'impatience grandissait de voir enfin nos soldats revenir triomphalement parmi nous. Chaque jour voyait l'apparition de drapeaux, de guirlandes et de fleurs en papier aux couleurs alliées.

Dans leur teinturerie, oncle Léon et sa famille passaient les nuits à teindre des draps de lit qu'apportaient les gens afin que toutes les maisons d'Ougrée aient au moins un drapeau tricolore, belge, français, anglais, etc...

Comme vous pouvez penser, pas question d'école, on n'avait plus qu'une idée en tête, entendre le taratata du clairon qui annoncera l'arrivée des troupes belges !

L'attente devenait anxieuse, que font-ils en chemin? Pendant cette attente, on avait cependant droit à des scènes savoureuses. En effet, quelques Allemands étaient restés ici sans doute à cause des problèmes administratifs. Or donc, quand on les voyait passer en rue, il leur était impossible de ne pas voir, pour les narguer, la quantité d'emblèmes de leurs ennemis d'hier. Ces drapeaux semblaient les narguer, eux, les soi-disant seigneurs du monde, pauvres idiots va !

Il va sans dire que les mines renfrognées de nos ex envahisseurs provoquaient une hilarité pas toujours discrète parmi la population et il y avait de quoi! Mais où cela devenait irrésistible, où l'on pouffait de rire sans retenue, c'était de voir leurs figures tourner au vert, de rage, lorsqu'ils ne pouvaient faire autrement que passer sous les véritables avalanches de cuivre pendues aux façades en dépit des menaces de mort ! Comment pouvaient-ils penser que les Belges remettent à leurs tortionnaires ce cuivre destiné à tuer leurs propres compatriotes se battant comme des lions là-bas, à l'Yser. Quelle triste opinion les Boches avaient de nous ! Les "p'tits Belges" sont plus coriaces qu'on croit...

Bref, outre le cuivre, on admirait partout les portraits du Roi Albert, de la Reine Elisabeth (infirmière au front), du Cardinal Mercier et des généraux alliés. Et en dépit de l'hiver très proche, des fleurs, des fleurs partout soit naturelles ou en papier de couleur, il en fallait coûte que coûte.

Les cloches qui avaient échappés aux réquisitions y allaient du chant si doux de tout leur bronze. En passant devant les églises, on entendait parfois ronfler les orgues joyeuses de la délivrance enfin venue !

Innombrables ont été les offices religieux célébrés en signe de reconnaissance ainsi que les cortèges spontanés, accompagnés d'une musique réunie à la hâte, entraînant de longs « cramignons » euphoriques. Et les pétards qui s'ajoutent aux cris de la foule en délire, cela voyez-vous, mes enfants, malgré les années, il est absolument impossible de l'oublier.

En m'écoutant, vous allez certainement penser que vos arrière-grands-parents étaient carrément fous pour agir de la sorte. Et bien oui, on a vécu quelques jours en pleine folie à la suite d'un espoir de délivrance qui ne nous a jamais abandonnés. C'est cet espoir trop longtemps contenu qui a éclaté, qui a débordé en cette folie collective qui est, en de telles circonstances, tout à fait justifiée.

Fasse le ciel que vous n'ayez jamais à endurer les souffrances inhérentes aux guerres...

Au sujet du cuivre cité plus haut, écoutez un fait, pris entre mille, relatif à un membre de notre famille. Mon oncle Joseph était magasinier dans une usine spécialisée dans la fabrication de compteurs, industrie qui utilise des tonnes de laiton dérivé du cuivre. Me croirez-vous quand je vous aurais dit que pas un gramme de ce précieux métal n'a été remis aux Allemands. Il en est cependant bien ainsi. Par un travail acharné, aidé par des hommes de confiance, il a pu si bien cacher tout le stock qu'il a passé toute la guerre à l'abri des recherches germaniques, « faut l'faire » ! 

J'ignore si mon oncle a reçu une récompense pour son courageux acte de patriote, j'étais si jeune alors que j'ai quelque peu oublié certains détails.

Eglise de La Prealle
Encore une anecdote, mais celle-ci, j'en fus vraiment témoin directement. Cela s'est passé le vingt et un juillet 1918 à l'église de La Préalle. Je faisais partie du groupe d'acolytes qui servaient un office à l'intention des soldats belges et des soldats alliés qui se battaient là-bas, au front, pour nous délivrer. C'était une façon de célébrer la Fête Nationale Belge dans l'intimité de ce lieu sacré.

Au jubé, Monsieur Deschêne, notre directeur d'école, jouait de l'orgue, comme à la messe du dimanche. A peine l'office terminé et la bénédiction donnée, que les orgues se déchaînent avec une puissance que l'on n’avait jamais entendue. Que jouait Monsieur Deschêne ? Je vous le donne en mille. Suprême imprudence, inconcevable, en pleine occupation la "Brabançonne" résonnait sous les voûtes de l'église. Toutes les têtes se levaient vers le jubé, bouches bées, en pensant que l'organiste devenait fou !

D'autant plus que les Allemands se trouvaient dans l'assistance. Mon Dieu, que vont-ils faire ???

Comme tout le monde, ils ont levé les yeux, en plus d'un sourire ironique et sont sortis en saluant militairement les gens, et les choses en sont restées là, ouf, on a eu peur quand même.

La place de l'église était noire de monde en attendant la sortie de l'organiste et lorsqu'il apparut, tout le monde voulait lui parler, les hommes afin de le féliciter pour son courage, les dames principalement pour le gronder gentiment. Au fond c'était vrai, il était rigoureusement interdit de chanter des airs patriotiques sous peine de sanctions graves. Puis, chacun s'en est retourné chez soi et Monsieur Deschêne n'a pas été inquiété, Dieu merci ! Voici ce qu'il a répondu à l'un et l'autre : "Que voulez-vous, j'aime mon pays et cela ne me gêne pas que les Allemands le sachent. " Bravo Monsieur Deschêne !

Mais revenons à l'Armistice. En effet, la guerre est finie mais toujours pas le plus petit soldat belge à l'horizon, qu'est-ce que ça signifie !?! L'impatience gagne la population qui a hâte de retrouver ses héros.
La vie reprit son cours presque normal, les écoles se remplirent à nouveau mais pas pour longtemps, oh non car l'air frémit bientôt du taratata si longtemps attendu. C'était un clairon belge, mon Dieu quel bonheur... Nous les gosses, on ne demanda pas de permission pour se rendre dans la rue, une ruée comme on en voit rarement, je ne vous dis que ça.

A peine dehors, nous fûmes littéralement happés par une foule en délire qui hurlait, les visages étaient inondés de larmes de joie : LES VOILA, LES VOILA, LES VOILA à n'en pas finir... Malgré notre jeune âge, nous étions aussi émus que tous ces gens déchaînés hurlant leur joie. Dés que la troupe pénétra Place Oscar Beck (devenue la Place Jacques Brel ) où nous nous tenions, je n'ai plus jamais vu foncer la foule comme ce jour là, quitte à se faire piétiner par les cavaliers qui ouvraient la marche. C'est à qui serait le premier à toucher la main, à embrasser ces braves qui avaient souffert durant quatre longues années et qui avaient vu tomber leurs camarades sous les balles ennemies.

La troupe dut faire halte tellement la foule, accourue à l'appel du clairon bien aimé, était si dense, un vrai mur humain vous dis-je, c'est merveilleux. On n'arrêtait pas de les choyer, Flamands, Wallons, unis dans l'allégresse comme ils l'avaient été devant la mort. Pas de question linguistique en ce temps là !

Parmi les soldats, quelques-uns, originaires de La Préalle, retrouvaient leur famille. J'ai vu des femmes s'évanouir en serrant dans leurs bras qui leur fils, qui leur mari, et ces soldats, pourtant encombrés de leur barda n'en finissaient pas de prendre les enfants sur leurs bras. Tout le monde avait une petite offrande à remettre, malgré la pauvreté du moment, même les chevaux ont reçu leur part des modestes gâteries apportées par tous.

Ces retrouvailles auxquelles j'ai assisté, ce sont de ces événements qu'on n'oublie jamais malgré les ans !

Ce qui restait de bouteilles a été solidement tordu ce jour là, je vous le jure. Quant à messieurs les curé et vicaire, je ne serais pas étonné qu'ils en aient attrapé des crampes aux bras à force de bénir de bon cœur tous ces vaillants soldats enfin de retour. Il n'y avait plus ni officiers ni soldats, mais des hommes confondus dans un même élan de ferveur et de joie.

-A propos, grand-père, tu nous a dit que Herstal comptait des tas d'ateliers, charbonnages etc...Mais tu ne nous a jamais parlé de bombardement, pourquoi ?

-Ma foi, je n'en ai connu qu'un seul, mais sachez que l'aviation d'alors n'était pas comparable aux monstres volants actuels: ils étaient encore trop jeunes !

Donc, un jour, à la récréation, on entend un sourd ronron très haut, suivi d'un long sifflement puis d'une d'une formidable explosion qui nous glace d'effroi, on ne sait où courir, c'est l'affolement général...

A nouveau le silence, on rentre en classe et un peu après, quelqu'un vient dire qu'une torpille est tombée à deux cents mètres de l'usine Pieper qu'elle a ratée, mais cet engin de mort a tué Madame Catherine Bulton sur le seuil de sa maison. Des éclats, écoutez bien, ont percé la fenêtre, puis le lit de mes grands-parents, de part en part, pour se loger dans le mur derrière ledit lit. Heureusement mes grands-parents étaient levés depuis longtemps.
Gonflage d'un ballon, Place St Lambert, 1892

A part ce lugubre événement, on voyait de temps à autre un aéroplane aux croix noires qui se baladait dans le ciel et même l'un ou l'autre ballon dirigeable tout blanc qui passait lentement, tel un gros cigare, traînant tout à l'arrière, un drapeau allemand. A noter que ces dirigeables étaient beaucoup moins bruyants et, pourquoi le nier, c'était un beau spectacle de regarder ces grands vaisseaux avec leur ca­bine suspendue.

Maintenant, je reprends mon récit des retrouvailles. Vous allez rire, mais on aurait dit que les animaux eux aussi, voulaient participer à la liesse générale.

Tous les chiens du quartier étaient accourus et regardaient le spectacle comme s'ils comprenaient ce qui se passait. C'était curieux.

Dans la prairie de la ferme Cajot, les vaches et les chevaux qui avaient pu échapper aux réquisitions prussiennes tendaient le cou par-dessus la clôture pour se faire caresser, beuglant et hennissant doucement.

Bien entendu, tout ce qui restait comme boisson a servi à arroser les gosiers militaires et civils. A votre santé ! Inutile de dire que la nuit suivante, à peu près aucun habitant de La Préalle n'a fermé l'œil. Dame, la fin d'une guerre qui vous a fait souffrir si longtemps, ça n'arrive pas souvent, heureusement. Il faut du temps pour se calmer.

Mais tout a une fin, même les meilleurs moments, car nos chers soldats devaient continuer leur route afin d'aller occuper l'Allemagne, hé oui, chacun son tour!

Le clairon sonna le rassemblement et les valeureux soldats nous quittèrent un peu tristes après de touchants gestes d'amitié, d'émouvantes embrassades et des larmes de la plupart des participants. Même nous, les petits, pleurions. Puis ce furent les cris de la foule: au revoir, à bientôt, bon voyage, revenez vite.

Un bon vieux cria très fort " Fé les crèver ces masis Boches quand vos sèrez è leu paîs" ( Faites les crever ces sales Boches quand vous serez dans leur pays ).

Tant que la colonne fut en vue, on ne cessa d'agiter les mouchoirs, et peu à peu, on cessa d'entendre le clairon qui cadençait le pas des troupes précédées des cavaliers.

D'autres villages les attendaient pour les fêter à leur tour avant qu'ils n'occupent le pays vaincu.

La foule se dispersa lentement toute empreinte du moment historique qu'elle venait de vivre.

Monsieur Harriga mit en branle les deux cloches de l'église, rescapées des réquisitions, et l'animation dura jusque fort tard.

Le lendemain, nouvelle fureur de vivre partout, et les survivants de l'harmonie sortirent leurs instruments qui, évidemment, avaient été soustraits à la convoitise des Boches malgré les risques de peine de mort applicable aux rebelles. L'essentiel est que nos amis jouaient de la musique.

Et comme je le disais tout à l'heure, bien qu'on n'avait pas grand chose à manger, on ne pensait qu'à s'amuser en toute liberté mais honnêtement quand même.

A l'appel des cloches, on se dirigea vers l'église et là, en ce lieu saint, le recueillement fut exemplaire. La reconnaissance de tous se traduisait par une grande ferveur de la part des assistants et les paroles ainsi que les cantiques d'action de grâce empreints d'une très vive sensibilité.

Intense émotion également lorsque le curé, assisté du vicaire, a célébré l'office à l'intention de tous les malheureux soldats tués au combat pour nous délivrer.

Prussiens 1914-1918
Pendant plusieurs jours, il ne fut question ni d'école ni de travail, on avait tant de choses à raconter.
Ensuite, à pied, mes parents m'ont conduit à Liège, voir ce qui se passait. Là, plus grandiose encore, des drapeaux à perte de vue, des banderoles, des fleurs, de la musique, et surtout, le peuple liégeois, son franc-parler, son cœur sur la main, sa joie débordante. Cela, impossible de ne pas s'en souvenir malgré les ans qui passent !

Parfois, provoquant des rires, des Allemands longeaient les murs couverts de drapeaux, les yeux verts de rage à la vue de l'étalement de la masse des objets en cuivre, accrochés aux façades, qu'ils n'avaient pu soustraire à ces sales petits Belges, malgré les menaces.

Tout cela aurait pu être fondu pour en faire des obus et des cartouches. Pour la victoire du Reich ! Et bien non, Messieurs les Prussiens, vous ne l'avez pas eu ce fameux cuivre.

Il faut tout de même reconnaître l'audace qu'on a eue de faire croire aux occupants qu'on n'avait jamais possédé d'objets en cuivre alors que...

Mes enfants, je le répète, fasse le ciel que jamais vous n'ayez à connaître les terribles épreuves que nous, les croulants comme vous nous appelez, avons subies.

Au fond, la guerre, c'est monstrueux mais bête: on force des hommes qui ne se sont jamais vus ni connus à s'entre-tuer pour le bon plaisir de quelques déséquilibrés et l'enrichissement de types sans scrupules qui font fortune sur la misère d'autrui. Pouah !!!

XVI. RENAISSANCE

Le petit Marcel m'arrête : "Grand-Père, ce que tu viens de dire est vraiment passionnant mais ne te trompes-tu pas ? Est-ce réellement comme tu dis que les choses se sont passées ?"
-"Mon cher Marcel, je dois reconnaître que c'est à peine croyable pour ceux qui, comme toi, n'ont pas connu les exaltants moments évoqués ici. On les a payées par quatre longues années de désolation et de souffrances.

D'ailleurs, d'autres pays ont connu exactement les mêmes ivresses de la paix enfin revenue. Allez donc à votre bibliothèque demander des livres sur la Grande Guerre, vous serez édifiés.

Pour ma part, je ne parle que de ce que j'ai vu ou entendu, fidèlement comme si j'y étais encore.

Naturellement, l'euphorie s'est calmée au fil du temps, mais beaucoup de choses avaient changé, nous en reparlerons.

Afin de combler les vides causés par les soldats tués, on fit venir des travailleurs étrangers, surtout polonais.

Mais bientôt une joie nouvelle vit le jour. Les soldats qui avaient été faits prisonniers rentrèrent en Belgique après avoir quitté leur baraquement, là-bas en Allemagne. Les retrouvailles donnèrent les mêmes scènes touchantes que le jour de l'Armistice, cela se comprend.

Que de moments passionnants à les écouter évoquer leur vie là-bas, leurs aventures, leurs inquiétudes en pensant à leur famille laissée en Belgique à la merci des Boches. Parfois aussi des anecdotes joyeuses sur le dos de leurs gardiens qui ne comprenaient pas le français mais bien le néerlandais langue germanique comme la leur. Tous ces souvenirs ont donné lieu à des films.

-A propos, tu disais l'autre jour que ton père convoyait des wagons vicinaux, a-t-il continué ?

Pour ça oh non; il avait bien trop hâte de reprendre son service à la gare de Herstal dont le nouveau bâtiment venait d'entrer en service un peu avant la guerre.

Ce fut une grande joie réciproque de retrouver ceux qui avaient survécu au cataclysme qu'est une guerre. Chacun eut une pensée émue pour les camarades disparus mais il fallut quelques jours afin de s'adapter aux nouvelles méthodes introduites par les ingénieurs allemands.

-Tu sais de quoi il s'agit dis Pèpère ?

-Ma foi, un peu d'après ce que m'a raconté mon père. Par exemple, il courait moins à travers la gare pour y tourner les lourds leviers à contrepoids des aiguillages car les Allemands avaient placé des cabines dans lesquelles se trouvaient les leviers qui commandaient, par des câbles, les sémaphores et aiguillages. Toutefois l'éclairage des sémaphores était toujours à pétrole. Il fallait donc y aller avant la fin du jour pour les allumer tout en haut de l'échelle de chaque signal...

Il faut vous dire qu'avant et encore plus après la guerre, on manœuvrait cent vingt trains de marchandises par jour. En outre, il fallait aussi s'occuper des voyageurs beaucoup plus nombreux qu'aujourd'hui. D'ailleurs Herstal déborde d'activité avec ses nombreuses fabriques et ses cinq houillères. Cela en fait des wagons !

Autre nouveauté: les communications avec les autres gares. Avant, ce n'était que des sonneries ou le télégraphe. Les Allemands ont installé le téléphone partout où la chose s'avérait nécessaire. C'était bien plus pratique.

Continuons notre récit; la guerre est finie, alors quoi ? Le travail reprend, les écoles aussi. On est enfin débarrassé de la hantise de cette sale guerre qui n'en finissait pas. On respire un air de liberté retrouvée...

Début 1919, on déménage dans une belle maison avec jardin, rue Guillaume Delarge près de la gare. Par contre pour moi, cela rallongeait mon trajet vers l'école mais qu'importe !

Le 9 mai 1919, a eu lieu ma Communion Solennelle, entouré de la famille au grand complet.

Je rends grâce à mes parents, et à toute ma fa­mille car c'est grâce à eux que je fus comblé et que tout fut parfait.

Seul point noir, le temps. En effet, il n'a cessé de tomber une pluie glaciale toute la journée. Dans ces conditions, aller trois fois à l'église de La Préalle n'avait rien de réjouissant, vêtu de mon nouveau costume et un parapluie à la main, l'autre tenant le précieux missel recouvert d'une pochette en soie comme c'est la coutume.

-Comment ça trois fois ?

Mais oui fiston, d'abord à sept heures, messe basse et communion, à dix heures, la grand-messe avec une décoration de fête, des oriflammes, des fleurs à profusion, trois prêtres portant chacun les plus belles chasubles et des étoles de toute beauté.

Dix acolytes avec leur croix, chandeliers allumés, la sonnette, l'encensoir, prirent place dans le chœur. Et les orgues, ainsi que les violons et les chorales. Ah, que c'était magnifique !

Retour à la maison. Dîner de gala préparé par maman aidée par tante Alexandrine. Après le repas, arrosé raisonnablement, j'ai reçu des cadeaux de tous, mais celui qui m'a causé le plus de joie, c'est le missel que tante Marie m'a laissé choisir à la librairie Demarteau rue de l'Official, disparue depuis.

-A propos, Pépère, tu dis qu'il a plu. Pourquoi ne pas avoir pris un taxi. C'est mieux que le parapluie.

-Tout simplement parce que cette dépense était alors une folie pécuniaire et mes parents avaient déjà consenti un lourd sacrifice pour que j'aie une belle communion.

Mais ce n'est pas tout. A trois heures, c'est le Salut et le renouvellement des vœux de baptême.

As-tu encore ton missel ? Si oui, j'aimerais le voir.

Je le garde précieusement. Je vais te le montrer.

Et tandis ce que les enfants tournent les pages, un cri jaillit, c'est Marcel.

Oh là là. Regarde ça : quatre francs nonante-cinq. Quelle blague ! Ce n'est pas le prix hein, grand-père ?

-Mais si et pourtant avouez qu'il est vraiment superbe. Que voulez-vous, en 1919, c'était le prix, voilà !

On s'amusait bien rue Guillaume Delarge. Les voisins nous ont vite adoptés et les enfants de mon âge sont devenus d'excellents amis. On partageait tout, ensemble, sans jamais se disputer. C'était la confiance totale. D'autre part, j'aimais bricoler et comme je vous disais que c'est par wagons entiers que partaient de la gare les vélos et motos, dans des "crettes", caisses à claire-voie qui ne revenaient vides que souvent abîmées, alors papa au lieu de les brûler dans un coin de la gare, retirait les lattes encore utilisables et les rapportait pour mon plaisir et, patiemment, j'en faisais toujours de longues règles que je polissais au papier verré pour en faire des rails en bois bien polis.

-Qu'allais-tu en faire, Pépère ?

-Et bien voilà. J'ai toujours aimé les trains je vous l'ai déjà dit. Ces règles servaient de rails que je fixais avec précision sur des traverses. Sur les indications de mon père, je vous jure que je suis parvenu à construire des aiguillages parfaits. Mes voies couvraient l'entièreté du grenier et de la mansarde. C'est principalement par temps pluvieux que je m'occupais à la réalisation de mon rêve: posséder un réseau de chemin de fer miniature en bois. Ecartement des voies : dix centimètres.

Sans qu'on aie besoin de me le dire, ce n'est que lorsque mes devoirs de l'école étaient achevés que je montais au grenier. Conseillé par mon père, j'ai dessiné puis fabriqué un wagon plat, mais le plus difficile à faire, ce sont les roues. Alors j'ai demandé à un ami plus âgé de me faire un modèle en bois aux dimensions indiquées par moi et puis j'ai porté ce modèle à la fonderie Massay , près de chez nous, qui me coulait de belles roues en fer que j'ajustais (déjà) sur des barres à l'écartement voulu. Naturellement mes dimanches reçus passaient à l'achat de matières et d'outillage dont le plus couteux était une perceuse à manivelle dont je me suis servi durant des années à des bricolages divers.

Ensuite, une locomotive d'une cinquantaine de centimètres. Bien sûr, il fallait pousser à la main mais ça roulait fort bien sur mes rails en bois poli. Plusieurs voisins de mon âge venaient me rejoindre au grenier où j'ai encore produit deux ou trois wagons. Comme j'avais obtenu de forts bons résultats à l'école, mes parents m'ont acheté une petite machine à vapeur ainsi que plusieurs petites machines-outils. Vous vous rendez compte, une usine et une ligne de chemin de fer, ah, ce qu'on s'est amusé entre copains !

Vers les années vingt, ma Grand-Maman Catherine s'est éteinte, paix à son âme, victime des privations dues à cette fichue guerre 14-18. La sœur cadette de Maman est alors venue habiter à la maison. C'est ma tante Alexandrine qui était fiancée à un régleur de la F.N.; il s'appelait François Namotte et venait chaque soir passer un moment auprès de sa fiancée et de nous.

Un jour, le voici avec un vieux vélo mais en bon état. En entrant, il dit : "Tu vois ce vélo, Alphonse, je te l'offre, si tu en prends soin, il roulera encore longtemps ! Je remercie et embrasse mon futur oncle et, sans attendre, j'enfourche la bicyclette et m'en vais l'essayer au grand effroi de Maman qui ne savait pas que j'avais appris à rouler sur les vélos de camarades qui en possédaient un et qui me le prêtaient gentiment. Dès lors, je pouvais les accompagner en promenade ! L'un d'entre eux avait reçu en héritage un grand et lourd coffre par chemin de fer. Etant orphelin de guerre, il vint demander à mon père d'aller lui chercher ce colis, ce que Papa accepta de bon cœur.

Projecteur Pathé-Baby (1925)
Le lendemain, en rentrant de l'école, j'ai vu ce coffre ramené chez nous par mon père et sa brouette. Fermé par un cadenas, il a fallu la venue de mon camarade Louis qui, à l'aide de la clef reçue par la poste, a ouvert le fameux colis. Quand la paille protectrice fut retirée, se présenta à nos yeux un gros objet soigneusement enveloppé de toile cirée ainsi qu'un grand nombre de boîtes en fer blanc. Il n'a fallu que quelques minutes pour sortir le paquet plutôt lourd et voir ce que c'était. Il s'agissait d'un projecteur de cinéma Pathé - Baby presque neuf, magnifique ! Les boîtes c'étaient... des films . Et bien, comme héritage...pas mal du tout !

Louis nous raconta que ce cinéma provenait de son oncle tué lui aussi au front, et que sa veuve préférait s'en défaire car c'était un souvenir trop douloureux. Après avoir été souper, Louis revint avec sa petite sœur, un vrai brise-tout à ce qu'on disait... Papa avait tendu un drap de lit au mur et placé la table. Placer le projecteur et lire le mode d'emploi demanda un peu de temps. Louis sort un film de sa boîte et l'introduit dans le projecteur. Maman éteint le quinquet et Louis tourne la manivelle, règle l'objectif sur le titre du film et voici qu'apparaît l'image, en noir et blanc, sur le drap de lit. Ce film est muet, évidemment. Durée du film : vingt minutes. On rallume et l'on s'aperçoit que Louis transpirait; il n'en pouvait plus.



"Alors, ça vous a plu ?", demande Louis.

-La réponse est unanime : c'est oui.

On rallume le quinquet et Louis lit un titre. Si je ne me trompe, c'était un film comique avec Double-patte et son partenaire Patachon, mais cette fois je me propose de tourner la manivelle. Après extinction du quinquet, je commence.

Dieu que c'est dur ! Voici pourquoi: la lampe du projecteur est électrique et suffisante à la clarté de l'image; donc , il faut d'abord produire le courant et en plus entraîner le mécanisme qui fait avancer le film.

A son tour, papa a actionné la manivelle et ainsi on a passé une soirée agréable mais fatigante.

Quant à la petite sœur, elle s'est tenue bien sage en suçant les bonbons que maman lui avait présentés.

Cet hiver-là, une fois par semaine, tous les films sont passés. Un jour, il a fallu remplacer l'ampoule électrique qui avait rendu l'âme. Oncle Louis et maman ont acheté une neuve chez Hendrick rue de la Régence à Liège.

Tom Mix
Le public était composé de plusieurs voisins grands et petits et on jouait du muscle à tour de rôle contre cette sacrée manivelle. Fatty, Tom Mix, Charlot, Mae West et tant d'autres vedettes d'alors sont passés par notre écran. Mais dans tout le lot de films, il n'y avait que des histoires parfaitement convenables. Quelques dessins animés, des commentaires, des comiques, et des comédies mais pas un de ces films violents dont on salit actuellement les yeux et le coeur des petits spectateurs ...et même des adultes!

-Dis grand-père, pourquoi ce cinéma n'est-il pas rentré au domicile de ton camarade ?

  

8 aviateurs équipés chacun d'une MAE WEST...

-Louis le laissait en confiance chez nous parce que sa petite sœur aurait plus que certainement abîmé soit le film soit le projecteur. C'est pour cela que nous l'avons gardé longtemps sans jamais y toucher, sauf pour le ranger. C'est quand on a connu cette période cinématographique, qu'on apprécie la haute qualité du cinéma moderne.

C'était muet, l'image faisait donc souvent place à un texte de dialogue ou de commentaires.

Enfin, juillet 1920, j'obtiens mon diplôme de l'école primaire avec grande distinction, et comme j'aimais beaucoup la mécanique, maman me fit inscrire à l'institut Saint-Laurent où je me suis initié en attendant la fin de la construction de l'Ecole Technique Provinciale de Herstal où j'ai pu continuer à apprendre le métier d'ajusteur.
Poste à Galène à cadre.

XVII. LA T.S.F.

Un jour, je vous ai dit que la génération à laquelle Mèmère et moi nous appartenons aura connu une période très riche en inventions sensationnelles, c'est bien vrai !

Aujourd'hui, je vais vous raconter mon tout premier contact avec cette invention qui a réellement bouleversé le monde entier. On se pose aujourd'hui la question de savoir comment on vivrait aujourd'hui si on ne l'avait pas...cette radio !?!

Oh, lorsque j'ai vu et entendu pour la première fois ce prodige, je n'ignore nullement que certains milieux l'utilisaient déjà, même des particuliers qui avaient un portefeuille bien garni, ce qui n'est pas notre cas.

-"Alors, Pèpère, raconte nous un peu ça."



-"C'était vers 1921, un dimanche après-midi...

Papa était de service à la gare et maman m'annonça que je devais me rendre avec elle chez des connaissances qui avaient insisté pour que je l'accompagne afin de nous faire une surprise extraordinaire. Nous n'avions aucune idée concernant cette dernière. En fin de compte la curiosité l'emporta. Ces amis n'habitaient pas fort loin mais moi, je ne les voyais que rarement, c'était de petits industriels. Nous nous sommes donc rendus chez eux.

Et, dès l'entrée, nous l'avons contemplée la fameuse surprise. Imaginez une salle à manger très propre avec sa table en chêne au milieu de la pièce. Sur cette table, un spectacle indescriptible, un vrai capharnaüm, des boîtiers en bois verni, d'autres en ébonite, des boutons de toutes tailles, des instruments étranges, une espèce de coffret surmonté de quatre lampes en formes de poires, tout cet amalgame relié par une multitude de fils électriques de toutes les couleurs. Sous la table, deux accumulateurs. Au mur, un pavillon assez semblable à celui du phono d'Oncle Joseph dont je vous ai déjà parlé, vous vous souvenez ?




-"Oui oui, Pèpère, continue ."

-"Bon seulement celui-ci n'était pas en cuivre mais en une matière nouvelle : la bakélite; du nom de son inventeur le Belge BACKELAND. C'est l'accueil fort amical de nos hôtes qui me fit sortir de ma contemplation : j'étais émerveillé et un peu craintif. Le maître de céans et madame nous prièrent de prendre place devant une petite table garnie de bonnes tasses de café et Mathieu, le chef de ménage, nous dit :"Vous arrivez au bon moment : ça va être l'heure de radio Paris."

A ces mots, il se met à allumer les lampes du coffret puis à tripoter des boutons tandis que le pavillon, ou haut-parleur, miaulait ou sifflait. Mais très vite, ces bruits ont cessé pour faire place à un beau fox-trot joué par un bel orchestre de jazz. Que c'était beau ! Cela m'a tellement plu que j'en ai retenu l'air fort agréable ainsi que le titre, parfaitement; c'était "Falada".

Bien sûr, avec le recul du temps, il faut reconnaître que la sonorité n'était pas comparable aux actuelles "Hi-Fi", mais on était agréablement stupéfait d'entendre ce qui se passait à des centaines de kilomètres d'ici...

Poste TSF 1 Lampe

Longtemps après cette mémorable après-midi, comme j'avais très envie de posséder un appareil du même genre, je consacrai une partie de mon modeste argent de poche à me procurer un plan détaillé d'un poste de téléphone de T.S.F , ce qui veut dire téléphone sans fil. Même chose pour les différents organes et le matériel. Et, oh joie, j'arrivai à construire un petit poste à galène, avec écouteur, qui, ma foi, ne marchait pas mal du tout. Notez que la galène est le précurseur des actuels transistors ( ?) avec, toutefois, cette différence que mon poste à galène exigeait une antenne de plus ou moins cinquante mètres située le plus haut possible.
Schéma poste TSF 1 lampe


Au fur et à mesure de la marche du progrès, des perfectionnements ont vu le jour comme le remplacement de l'antenne extérieure par un cadre puis la suppression des lourds accumulateurs (qu'il fallait parfois aller faire charger bien loin) par une simple prise de courant dès qu'on a reçu l'électricité dans les maisons.

A présent, il existe des postes à transistors que l'on peut emporter où l'on veut.

Dites-vous bien, que nous, les vieux, n'avions rien de tout cela dans notre jeunesse. C'est petit à petit que les inventeurs nous ont apporté les commodités dont nous jouissons de nos jours.

XVIII. TRAVAIL ET LOISIRS.

Depuis quelques temps, la loi des huit heures était entrée en vigueur et à Herstal comme partout, il y avait du boulot. C'est normal car après quatre ans de guerre, on manquait de tout. Des ateliers, grands ou petits, il en existait dans tous les coins. Nous les passerons en revue dans un autre chapitre.

Un exemple, les vélos, sachez que des milliers de gens en vivaient non seulement à la fabrique mais le nombre de ceux qui façonnaient les cadres chez eux était aussi très important ou ceux qui montaient les roues, sans compter les fonderies qui pullulaient un peu partout, les émailleurs, le "polissage nickelage" tout cela était très fréquent également.



Deprez-Joassart, la F.N., Légia, Gerkinet, Herman et je ne saurais citer tous les autres, ont fait connaître la production herstalienne au monde entier.

A la F.N. outre ses armes de qualité, on y a fabriqué de bien belles et bonnes automobiles. Le mot "chômage" n'avait aucun sens.

Afin de satisfaire aux besoins de tout ce monde, les magasins étaient au moins dix fois plus nombreux de même que les artisans : tailleurs, cordonniers, couturières et autres gagne-petit car, alors on ne gaspillait pas, on réparait tant que c'était possible.

Chaque jour plusieurs trains amenaient des milliers de Limbourgeois dont certains se sont établis chez nous.
Puisque j'avais le vélo du futur oncle François, je pouvais aller plus souvent embrasser mon parrain à Tongres en empruntant les chemins de terre battue jusqu'à Wihogne puis par un mauvais pavé jusqu'à Tongres. A son tour, papa se procura un vélo d'occasion et ensemble, nous avons pu faire la découverte des Ardennes liégeoises dans un rayon d'environ cinquante kilomètres, c'était merveilleux ces belles vallées: la Vesdre jusqu'à la Gileppe, l'Ourthe et Hamoir, l'Amblève et ses légendes fabuleuses jusqu'à Coo, seule commune belge possédant une cascade.

N'oublions pas les superbes panoramas à contempler depuis les sommets ardennais. J'aime tout ce qui est beau je vous l'ai déjà dit et les splendeurs ne manquent pas en Wallonie, on l'oublie trop souvent.



Maintenant, je crois bon de vous parler d'une invention bien utile aux cyclistes, l'éclairage. En effet, en dehors des agglomérations, les routes n'étaient pas éclairées et en ville dès la fin du jour tous les véhicules devaient être pourvus de feux de signalisation. Pour cela, divers systèmes existaient, par exemple une lanterne munie d'une bougie ou une lanterne à l'huile ne donnant qu'une très faible flamme jaune et fumeuse. Mais un nouveau procédé d'éclairage était né, la lampe à acétylène.

-Qu'est-ce que c'est ça Pèpère ?

-En effet, vous étés trop jeunes pour en avoir vu. Voici de quoi il s'agit. L'acétylène est un gaz qui donne une lumière blanche très claire. Ce gaz est produit par des gouttes d'eau qui tombent sur du carbure, une pierre artificielle. Un fin gicleur en céramique laisse échapper le gaz qu'il suffit d'allumer pour obtenir une belle lumière.

Dans les années vingt, on vit apparaître sur les vélos des lampes électriques alimentées par une magnéto (dynamo) munie d'une roulette qu'entraîne le pneu. C'est le seul système toujours en usage sur les rares vélos qui se risquent au milieu des autos et des motos.

-Dis Pèpère, quand est-ce qu'on a eu le cinéma comme à présent, qui parle, qui chante ou fait de la musique ?

-Je pense que c'est vers 1925 que nous est venue d'Amérique une formidable invention aussi célèbre que la T.S.F. Le premier film que nous avons vu et entendu avait pour nom " Le fou chantant " qui chantait un air bien resté dans nos mémoires, " Sony Boy ", un morceau triste.



Maintenant mes enfants, assez parlé aujourd'hui, il fait bon dehors allons au jardin. Nous irons aider Grand-Mère à soigner ses fleurs...

Quelques jours plus tard, ce sont nos arrière-petites-filles qui nous rendent visite avec leurs parents. Après nous avoir embrassés, c'est la balançoire qui est l'objet de leur attention, elles s'y amusent très bien.

A l'heure du goûter il faut les rappeler à plusieurs reprises. Ce goûter se déroule dans la bonne humeur et la joie. Les gamines fatiguées ne retournent pas au jardin et c'est d'une voix très douce que Chantal murmure:

-Dis, Pèpère, raconte...

-Soit, allons nous asseoir dehors, je vais vous raconter ce qu'il y avait comme amusements lorsque j'étais adolescent.

A cette époque, la population ouvrière vit l'amélioration de ses conditions de vie, sans pour autant parler de prospérité, et peu à peu, on vit se multiplier les façons de s'amuser.

Ce fut l'occasion d'installer des salles de spectacles dans tous les quartiers. Surtout des cinémas, d'abord muets mais dotés chacun d'un orchestre qui jouait la musique d'accompagnement du film.

A l'entracte, on retirait l’écran et on passait des attractions de toutes sortes : chanteurs et chanteuses, prestidigitateurs, chiens dressés, voyantes extra-lucides, acrobates etc.. De sorte que j'ai eu l'occasion de voir des attractions qu'on ne voit plus que dans des cirques.

Plusieurs sociétés dramatiques faisaient du théâtre dialectal ou en français, parfois en néerlandais à l'intention des Limbourgeois d'adoption.
Par exemple, quand votre maman vous emmène faire les courses au grand magasin de la rue Elisa Dumonceau, si je vous dis que vous vous trouvez à l'ancien théâtre de la Royale Dramatique Wal­lonne qui présentait des pièces en français ou
en wallon et organisait de grands bals à l'occasion du carnaval ou d'anniversaires ou de la fête de Saint-Lambert, patron de Herstal. Que de belles soirées passées en ce lieu plaisant.

Quelques cafés étaient dotés d'une estrade sur laquelle se produisaient des amateurs, accordéonistes, chanteurs, chanteuses ou artistes comiques provoquant la joie et les rires par leur joyeux monologue. Tout cela était vraiment sympathique.

Un club cycliste, La Légia, mettait de l'ambiance en circulant en groupe et en jouant de ses instruments tout en pédalant, comme on en voit encore parfois lors des cortèges folkloriques.

Et les dancings ne manquaient pas non plus. En plus des bals hebdomadaires, il y avait les grands bals lors du carnaval, comme de nos jours, mais aussi aux fêtes paroissiales ou autres telles que le Nouvel-An, l'Armistice etc. Alors, on avait du spectacle à volonté, robes de soirée, tenues impeccables chez les hommes et au buffet, il n'était pas de mise de consommer des boissons par trop ordinaires. Le bon ton était de n'absorber que des liqueurs de grand cru. Et l'air était embaumé par toutes les fleurs disposées dans la salle de bal. C'était beau !
Ile Monsin en 2015

Plan de l'Ile Monsin (1854), d'après "Herstal, en Cartes Postales", Tome I p. 43, Pierre Baré.




A la bonne saison, la tradition était de se rendre sur l'île Monsin, si agréable et malheureusement changée. Mon arrière-petit-fils David m'arrête pour dire : "Oh oui, Pépère, je sais où c'est, Maman nous y conduit de temps en temps avec ma sœur Mylène; il n'y a que sur l'Esplanade qu'on est tranquille mais ailleurs ce ne sont que des voitures, des camions et leur "tam-tam" puant !

-" Tu as raison, c'est triste d'avoir sacrifié une si belle île où il faisait bon vivre, c'était un vrai paradis !


-" Oh pépère, raconte."

-"D'accord, ça en vaut la peine, écoutez bien ..."

Pour s'y rendre, il faut aller au bout de la rue Marexhe, qui tient son nom d'anciens marécages, et traverser le boulevard et son intense trafic. Le croiriez-vous, jadis, au lieu du boulevard, c'était le canal Liège-Maastricht qui a été comblé après le creusement du canal Albert. Bien des fois je suis allé voir ces travaux grandioses, surtout à Lanaye où on a bel et bien coupé en deux La Montagne Saint-Pierre à l'aide de puissantes machines. Mais revenons à Marexhe.
Canal Albert

On franchissait le canal par un pont tournant où on devait parfois attendre le lent passage des péniches. Après, on traverse une berge basse destinée aux chevaux tirant des bateaux puis une seconde un peu plus haut toute bordée de beaux arbres, des ormes, réservées aux piétons et aux très nombreux cyclistes. Pas d'asphalte mais une fine cendrée très roulante.

Pont sur la Naye.
Ensuite, parallèle au canal et aux berges citées, un terrain vague herbeux qi descend en pente douce vers un autre cours d’eau, la Naye, dérivation de la Meuse, et là, le coup d’œil est féérique, jugez en, en regardant vers le Nord, à gauche l’enfilade à perte de vue des arbres qui bordent le canal,
le terrain et ses moutons et chèvres qui paissent tranquillement. A nos pieds, la dérivation avec ses roseaux et ses plantes aquatiques et à l'autre côté l'île que nous allons visiter après franchissement du Pont Willem d'où nous savourons encore mieux le spectacle de la beauté de l'endroit tandis que des pécheurs taquinent le goujon soit au bord de l'eau soit en barquette.

Une fois le pont franchi, on arrive aux guinguettes et aux jeux d'enfants mais aussi aux restaurants d'où sortait une délicieuse odeur de poisson de Meuse frit ou encore de fricassées de lard et d'œufs produits sur place. Pourquoi si bons ? Parce que la terre de Monsin est exceptionnelle.

En effet, les alluvions que les inondations annuelles introduisent au sol le rendent très riche. Les cochons ainsi que tout le bétail étaient bien nourris. De là des animaux en excellente santé, donc de la viande succulente tout comme les œufs évidemment.

Le dimanche par beau temps, c'était la grande foule. Les guinguettes vous déversaient de la musique populaire reprise en chœur très souvent. Quel entrain, quelle joie !

Après les lieux de plaisir, c'est la traversée de l'île dont je vous parlerai prochainement .

Sachez seulement que tous les vieux regrettent que cet endroit béni ait été sacrifié sur l'autel du mercantilisme moderne. Adieu le romantisme...

XIX. LES BELLES ANNEES

Mon arrière-petite-fille Mylène élève la voix

-"Tu trouves que c'était amusant, toi, Pépère ?"

-"Oui, ma petite chérie, parce qu'alors on n'était pas blasé, on se contentait de ce qu'on avait sans chercher à décrocher la lune ni à dépasser ses moyens.

"Allais-tu toujours à l'école ?"

"Bien sûr, car je voulais apprendre un métier."

"Et peut-on savoir ce que c'était ?"

Mon désir était de travailler le métal, de fabriquer des pièces, de les assembler pour en faire des instruments divers, des outils, et, pourquoi pas, des machines ?! En un mot, du travail manuel mais qui exige quand même de la jugeote et une bonne formation scolaire.

Afin de répondre à mes vœux, mes parents m'ont fait fréquenter l’enseignement technique dans lequel j'ai choisi l'ajustage en plus des cours théoriques, bien entendu. On y est fort bien et je vous conseille d'y aller après votre l'obtention de votre diplôme d'école primaire. Vous adopterez la profession qui correspond le mieux à vos aptitudes naturelles. Mais ne baissez jamais les bras. Ne soyez jamais indifférents à ce qui vous entoure.

J'ai suivi les cours du jour jusqu'au quatorze août 1923, distribution des prix comprise. C'est à cette dernière que le diplôme tant désiré m'a été décerné avec distinction !

En rentrant à la maison, mon tout premier souci était d'aller en haut montrer à Maman, malade et alitée, mon précieux diplôme. Je l'embrasse et lui demande si elle se sent mieux car elle reste souvent seule après que Papa lui ait préparé tout ce dont elle a besoin à côté d'elle. La lecture du diplôme a provoqué ses larmes, mais des larmes de joie !

Pourtant, quelque chose venait assombrir ce réjouissant tableau : l'argent ! Pas de sécurité sociale, un salaire très modeste. Comment faire ? Papa et moi, on se partageait les besoins du ménage du mieux qu'on pouvait, moi, à vélo, je faisais les commissions et une voisine complaisante venait voir si Maman n'avait besoin de rien mais... l'argent, l'argent...

Prétextant une course à faire, je me suis précipité chez Matray, rue Grande Foxhalle où, disait-on, on voulait embaucher un jeune limeur ajusteur. Dans cette entreprise, il y avait une fonderie ainsi qu'un atelier de parachèvement pour pièces d'ornement du bâtiment et mobilier de luxe. Quand j'ai montré mon diplôme, on m'a immédiatement engagé pour commencer le surlendemain, le seize août 1923. Donc pas de vacances mais cela m'était égal ! Retour à la maison et annonce à Maman de la bonne nouvelle. J'y allai avec précaution pour lui en faire la surprise avec ménagement, mais mon initiative l'a quand même fait encore verser des larmes de joie...

Au retour de Papa, exhibition du diplôme et déclaration de ma volonté d'aller travailler le lendemain du quinze août. Mais Papa voudrait que je poursuive mes études. Qu'à cela ne tienne, je suivrai des cours du soir !

Après tous ces événements, le seize août 1923, j'entre donc dans la vie active. Dès le début, tout va bien, ce genre de travail me convient et le samedi vingt-quatre, lorsque j'ai remis mon sachet de paie à Maman, c'est pour moi un souvenir inoubliable. Oh, ce n'était pas le Pérou, bien sur mais je commençais à me sentir utile et j'étais content ! Avant tout, mon vif désir était de guérir Maman et le beau, c'est que cette satisfaction ne tarda pas, elle guérit ! Sa santé s'améliora au point que Papa lui acheta un vélo et, après un apprentissage rapide, c'est tous les trois que nous nous mettions à parcourir les campagnes environnantes pour notre plus grand bien.

Donc, j'avais une vie réglée par le boulot, l'école du soir et les loisirs.

A la rentrée des cours du soir, vers neuf heures, les devoirs à la lumière du quinquet. Dodo vers onze heures.

-"Mais, Grand-Père, ce devait être bien fatigant, non ?"

-"Pas le moins du monde, mon métier je l'aime et l'école également. Mes parents ne gênaient pas mes efforts et il y avait tout de même des jours de congé.

Quelques bons amis passaient les moments de loisirs chez moi ou, parfois au cinéma ou, à l'occasion, dans les beaux bals de la commune.

C'est à un tel bal que le destin m'a fait danser le fox-trot avec la délicieuse demoiselle qui est deve­nue votre bonne arrière Grand-Mère. Cela s'est passé le lundi de la Fête à La Préalle au mois d'août 1925.

A ce moment, Mylène ouvre la bouche en me regardant et je lui demande si elle veut dire quelque chose.

-"Oui dit-elle, je voudrais que Mèmère raconte un peu comment elle vivait quand elle était petite."

-"Ecoute , dit ma femme, j'ai toujours à faire au jardin ou à la maison, d'ailleurs mon histoire de fillette n'est guère folichonne, loin de là."

-"Enfin si tu y tiens je m'assieds et je vais résumer."

XX. ET GRAND-MERE ?

-"Voilà, comme Pèpère, j'ai vu le jour rue Sur-les-Thiers, un an et huit mois après lui, dans une maison qu'on voit de notre chambre, je te montrerai. C'était le 19 octobre 1908. Il neigeait..."

Ma soeur Jeanne avait trois ans et il y avait aussi deux garçons, Nicolas et Martin que Maman avait eus d'un précédent mariage. Car elle était veuve, et mon père, Jean Broukx était son deuxième mari. Il travaillait au fond du charbonnage de l'Espérance à Herstal. Le chemin pour s'y rendre est long et fatigant.

Tout comme Pèpère, on a cherché à se rapprocher de son travail et on est allé s'installer au quartier de Pontisse, rue de la Garenne si je ne me trompe. Mais on a encore dû déménager sur réquisition de l'armée car on était trop près du fort de Pontisse et la guerre de 1914 commençait. Heureusement mon père trouva une maison rue des Meuniers, toujours à Pontisse.

A peine installés, on a été forcés de se cacher dans la cave à cause des duels d'artillerie près de chez nous. C'était terrifiant et cela a duré, duré...

Finalement, le fort a dû capituler après une héroique résistance.

A peine remis de nos peurs, il a fallu transporter maman rue Derrière les Rhieux chez mon demi-frère Henri où elle a donné le jour à mon frère Jean en août 1914. Dès que maman a pu se mettre en route, on est revenus chez nous, mais triste surprise, plus un seul meuble, on avait tout dévalisé et, pour comble, les Allemands sont venus enjoindre à mon père de se rendre dans la Rhur, en Allemagne, pour remplacer les mineurs partis à la guerre.

On nous a embarqués de force, toute la famille, et on nous a installés dans une maison près d'un charbonnage. Je crois que ce village s'appelait Mèndègè...

Dès le début, les voisins nous traitaient de sales Belges et nous étions l'objet de brimades en tous genres.

Avec d'autres Belges, papa s'esquintait à produire du charbon, mais jamais assez pour la sentinelle en armes qui les houspillait sans arrêt.
A la fin, mon père excédé, a assommé ce type et sans plus attendre, est remonté, s'est enfui et est rentré se débarbouiller en vitesse à la maison, répondant à peine à nos questions angoissées. Le temps de se vêtir sommairement, il s'est sauvé en nous bousculant.

Son idée était de se réfugier en Hollande, à quelques kilomètres. Mais il ne savait pas que les barbelés qui forment la frontière étaient électrifiés.

C'est là que les gendarmes allemands ont retrouvé son cadavre et se sont sauvagement acharnés au point qu'on ne l'a jamais retrouvé !

Tout cela, maman l'a su longtemps après à la suite de multiples démarches qu'elle a effectuées.

Puisque nous n'étions plus utiles, les Allemands nous ont rapatriés tous les quatre. C'est de cette façon que nous sommes rentrés à Herstal où l'on a pu trouver à se loger au quartier du Rivage jusqu'à la mort de ma pauvre maman.

Quand nous sommes revenus d'Allemagne nous étions contents, mais quelle misère, maman malade et nous, trois enfants trop jeunes pour travailler, en pleine guerre.

Mes demi-frères Nicolas et Henri vivaient en Hollande. Martin s'était engagé, volontaire à 17 ans, les tout premiers jours de la guerre.

La vie chère, le ravitaillement, le manque de ressources, ont fait que mon jeune âge n'était pas bien rose. "Veux-tu que je m'arrête ?"

-"Non non, Mémère. Mais je voudrais boire un coup de café, tu veux bien ?"

-"Tiens, moi aussi !"

Et une fois avalées les tasses de café, ma femme reprend son récit

Et bien voilà : Herstal avait mis sur pied pour les enfants pauvres, un voyage vers Maastricht car des familles hollandaises acceptaient de s'occuper de petits Belges puisque leur pays n'était pas en guerre, cela avec le consentement des Allemands.

J'étais triste de quitter ma famille, bien sûr, mais pour maman, cela faisait une bouche de moins à nourrir.

A ma descente du débarcadère, quelqu'un m'a prise par la main et m'a conduite chez la concierge de la faïencerie Moreau, dans un faubourg près d'un terrain marécageux. La concierge, une dame âgée, m'a reçue correctement mais sans chaleur affective.

Par après, on m'a inscrite à l'école des Sœurs, mais comme les cours étaient donnés en néerlandais, il est fatal que je n'y aie rien appris. Tu vois ça d'ici ! J'y allais quand même, mais c'était surtout pour le bol de soupe de midi. Car si la Hollande n'était pas en guerre, la nourriture y était plutôt rare...

En plus de l'école, on ne me laissait jamais inactive. En effet, là-bas de nombreux lapins à alimenter m'obligeaient à parcourir le corps courbé les terrains vagues à arracher de l'herbe pour eux. Cela par tous temps !

Aussi imagine ma joie quand, en sortant de l'école, je voyais les gens s'agiter en rue en criant "Den oorlog is gedaan" Cela, je l'ai compris: la guerre est finie.

C'est sans regret que j'ai fait mes adieux à la concierge et le bateau nous a ramenés à Herstal en chantant.

Quel bonheur de serrer dans ses bras les êtres chers après quatre ans d'absence et de reprendre une vie normale.

Peu après mon retour, dans tout Herstal garni, chaque jour on assistait au retour triomphal de nos valeureux soldats rescapés du front. C'est au cours d'un de ces défilés que nous avons eu l'immense privilège de voir fièrement sur son cheval notre demi-frère Martin souriant de bonheur .

"Mais dis Mèmère, qu'est-ce que c'est qu'un demi-frère ?"

-"Tout simplement un enfant issu d'un précédent mariage."

Ah bon, mais tu cites parfois le quartier de Rivage, où se trouve donc ce "Rivage" ?"

-"Ne cherchez pas, mes enfants, il a disparu.

Figurez-vous que jadis il existait une bande de terre qui commençait à peu près en face de la rue des Gris et se prolongeait jusqu'au-delà du pont de Wandre. Jusqu'au pont avec ses belles arcades, c'est le populeux Rivage. Après le pont, c'est le "Jonckay" toujours là à côté de Chertal là où on a installé l'usine métallurgique de Cockerill.
Cette bande de terre se trouvait entre la Meuse et le Canal Liège-Maastricht. Pour y accéder, il y avait sur le canal un pont-levis près duquel une grosse pompe servait à alimenter le quartier en eau potable.

Il paraît qu'avant le creusement du canal, les bateaux naviguant sur la Meuse se servaient du port fluvial assez important de l'endroit qui, outre les habitations, contenait des auberges, des restaurants etc...

Ce lieu était particulièrement sain et pittoresque avec le va-et-vient des péniches, la belle Meuse et comme toile de fond, Wandre et ses collines boisées et juste à l'autre rive, le couvent de Wandre, réservé aux jeunes délinquantes, dont on voyait parfois une pensionnaire "faire le mur" ! Mais à mon retour de Maastricht, le Pont de Wandre ne constituait plus qu'un immense tas de ferraille plongé en partie dans l'eau de la Meuse...

Bien entendu, j'ai repris le chemin de l'école rue du Bellenay où de bonnes institutrices m'ont aidée à tenter de rattraper le retard scolaire dû à mon séjour en Hollande.

Mais une fois mes quatorze ans atteints, je me suis fait embaucher à la houillère de Basse-Campagne, le long du canal à l'emplacement à peu près du super marché que vous connaissez. Quant à ma sœur, elle était partie à Grammond travailler dans une corsetterie.

Mon travail consistait à retirer les pierres ou autres corps étrangers du charbon qui défilait devant mes yeux sur un large transporteur avec des femmes disposées de chaque côté. Il fallait faire vite et sans arrêt sous l'œil d'un chef genre bouledogue, vous voyez ce que je veux dire ! La houillère était reliée à celle de Cheratte par un téléphérique qui traversait toute la vallée en passant par dessus le canal et la Meuse, ceci afin d'amener le charbon de Cheratte jusqu'aux bateaux amarrés sur le canal.

Or, il arrivait que les livraisons tardaient à venir. Dans ce cas, on prenait deux filles légères (au point de vue poids) et on les faisait embarquer dans une des bennes suspendues au câble, ni plus ni moins. C'est à demi morte de peur qu'on arrivait pour aller en hâte aider les trieuses de Cheratte à combler le retard. Cela ne s'oublie pas, oh non ! Comble de malheur, Maman n'a pu résister aux épreuves et s'est éteinte en 1923. Elle est sûrement au Paradis.

Nous voilà orphelins et on a été séparés. Une voisine m'a prise chez elle, ma sœur a trouvé à s'occuper hors de Herstal. Mon frère a été placé à l'Orphelinat Reine Elisabeth" à Huy.

-"Mais tu parlais tout à l'heure de deux demi-frères, qu'ont ils fait ? C'était pourtant leur mère aussi !

Oh, à part avoir fait quelques démarches, je ne me souviens pas qu'ils se soient intéressés à nous.


La preuve, c'est que j'ai été bien contente que notre voisine m'accueille dans sa maison car, à peine avions nous quitté notre maison que des vandales ont profité de notre désarroi pour s'emparer de tout : meubles, vêtements charbon etc...

Je repris mon travail à la houillère, ce qui ne plaisait pas trop à ma voisine, surtout que le salaire était honteusement dérisoire. Elle me fit comprendre que je devais trouver mieux, faute de quoi c'était la porte. Je me suis donc renseignée et très vite, j'ai obtenu du travail chez "Plein" à Coronmeuse.

"Ah oui, je sais où c'est, Parrain me l'a montré. Que faisais-tu là ?"

On m'a mise à la fonderie, mon travail consistait à couler du métal blanc fondu dans des coquilles qui, une fois ouvertes, laissaient sortir des objets d'ornements très beaux. Mon salaire était meilleur qu'à la houillère.

Peu après, on a quitté le Rivage et ses inondations de tous les hivers pour s'installer rue Hayeneux, ce qui raccourcissait le trajet de mon domicile au lieu de travail.

Je remarquai malheureusement que le vrai motif qui avait poussé cette femme à m'accepter chez elle, c'était avant tout le profit. Eh oui, c'est comme ça mes enfants ! Alors j'ai cherché et trouvé une place de servante chez des commerçants de la rue Saint Paul.

C'est pendant cette période que Pèpère et moi avons fait connaissance. Mais j'ai bientôt quitté cette place pour une meilleure : rue Edouard Wacken chez un avocat. Là au moins, on me traitait comme les membres de la famille. C'est seulement pour me marier avec Pépère que j'ai abandonné ce poste. Et voilà, vous savez tout.

-"Maintenant, je vais préparer le goûter, qu'aime­riez-vous ?"

-"Ce que tu veux Mémère."

-"D'accord, Pèpère continuera à vous raconter ses histoires."




-"Alors, Pèpère, c'est vrai, tu continues ?"

-"Oui mais quand nous aurons soupé car je commence à avoir faim, allez faire un tour au jardin, on vous appellera dès que la table sera servie."

Le repas à peine terminé, une voix murmure gentiment :

"Dis, Pèpère, raconte..."
Inondations, Liège 1926.

Au fond, je ne suis pas mécontent que nos chers petits éprouvent du plaisir à l'évocation d'un passé qu'il n'ont pas connu et qui est si riche en évènements et découvertes de toutes sortes. Epoque unique, parfaitement, réfléchissez...

Bon. Eh bien aujourd'hui je voudrais vous parler des hivers que Mèmère et moi avons vécus.
D'abord le froid. Quoique je fusse encore très jeune, je me souviens d'avoir vu un tombereau tiré par trois chevaux « à la queue leu leu » qui traversait la Meuse gelée un peu en aval du pont Atlas actuel qui n'existait pas alors.

Les berges de ce temps-là étaient en terre, herbeuses et peu pentues, ce qui a permis à l'attelage de ne pas faire le tour par le pont Maghin, et après avoir grimpé la berge de la rive droite du fleuve, il est parti par le "champ des manœuvres", devenu la Plaine de Droixhe pleine de buildings.

Bien entendu, la Meuse et la dérivation offraient une piste idéale aux patineurs et surtout aux "acrobaties à sabots" de ceux qui ne possédaient pas de patins. Et des traîneaux mon Dieu, ce qu'il y en avait! Mais quand la température remontait et que la pluie s'y mettait, alors c'étaient les inondations dans les vallées. Je me souviens que, plus d'une fois, Papa m'a conduit sur le Pont de Wandre (l'ancien d'avant 1914) d'où le coup d'œil était autant effrayant que grandiose.

En regardant vers Monsin, l'île proche, ce n'était qu'une immense nappe d'eau sale sur laquelle on voyait flotter des plaques de glace, des troncs d'arbres arrachés aux rives ardennaises. Dans le brouillard, on distinguait les silhouettes des fermes de l'île.

Quand on se tourne vers l'aval, au milieu du vacarme du fleuve en furie, on ne voit plus que les arbres qui ont l'air d'être plantés dans l'eau qui recouvre tout.

Plus de prés, plus de chemins. Que d'eau, que d'eau ! Seuls les arbres, les haies, les maisons émergent de cette eau. A cause du brouillard qui noie tout, c'est à peine si l'on devine les flancs boisés qui bordent la vallée si vivante d'habitude.

Le puissant rugissement du fleuve, celui du vent d'hiver et des glaces qui se heurtent contre les piles du pont, tout cela vous donne la chair de poule. La Meuse charrie un peu de tout : outre les troncs d'arbres déjà cités, des chaloupes emportées malgré leurs amarres, des morceaux de bois et, hélas, des animaux morts sauf un qui nous a fait sourire : c'était un gros cochon qui se laissait aller en poussant de temps en temps un grognement sourd qui ne perçait que très faiblement le grondement général.

Au quartier du rivage, entre Meuse et canal Albert, le courant était moins violent ce qui permettait aux chaloupes de s'approcher des maisons inondées dont les habitants laissaient descendre par la fenêtre de l'étage, une corde à laquelle était lié un panier ou un sac à provisions que les sauveteurs garnissaient de victuailles pour les sinistrés.

Et cela durait parfois plusieurs semaines. Mais sitôt les eaux retirées dans leur lit normal, tout le monde prenait sa part dans le travail de remise en état des maisons mais aussi des meubles. Fallait voir le remue-ménage des pelles, des balais, des serpillières tout au long du jour. Des kilos et des kilos de désinfectant ont été, contre ce fléau, employés à bon escient. Une fois le tout bien séché, il y avait la valse des pinceaux et des pots de couleur.

Les pompiers vidaient les caves et malgré tout ce qu'on faisait courageusement, le typhus faisait quand même des deuils dans les familles des sinistrés.

Avec mon père, on est un jour allé à Ougrée. Pour cela, il a fallu emprunter le « tram canard » , ainsi baptisé parce que la voiture de couleur verte était haut perchée sur ses roues et son trolley était fort court. Un escalier au lieu de l'habituel marchepied pour accéder à la voiture.

Quel drôle d'effet que de rouler ainsi sans voir que de l'eau brune, on avait l'impression de flotter...

Et ce fléau se produisait à peu près chaque année ! Heureusement, ce cataclysme ne se produit plus grâce aux formidables travaux de démergements entrepris.
Station de pompage n°1, Herstal



Toutefois, avant d'être vaincue, la colère du fleuve a eu un ultime soubresaut pendant l'hiver 1925-1926.

Que d'eau que d'eau ! Des pluies abondantes suivies de gel puis de chute de neige. Le dégel est arrivé trop brusquement et toute cette énorme quantité d'eau a fait déborder les rivières de l'Ardenne. La Meuse, incapable de se débarrasser de cette masse, à son tour, envahit toute la vallée.

Le courant du fleuve était si rapide qu'aucune navigation ne fut possible. Tous les bateaux avaient dû être amarrés le plus solidement que l'on pût. Malgré tout, des amarres ont été rompues et des péniches ont heurté des piles de ponts, c'était affreux !

Et le fleuve charriait un peu de tout ce qui avait été arraché aux rivages, même des animaux morts. La plupart des routes de la vallée se trouvaient sous eau et si le courant le permettait, on circulait dans les chaloupes. Jamais on n'avait vu cela !

Il faut vous dire que je me rendais chaque dimanche, attendre la sortie de votre Arrière-Grand-Mère de chez ses patrons, rue Edouard Waecken près des Guillemins. Elle sortait après la vaisselle de midi soit vers deux heures.



Mais le dimanche dont je parle, seule la ligne du chemin de fer était intacte. C'est donc en train bondé que je suis allé à notre rendez-vous hebdomadaire afin de passer l'après midi près de ses parents. Et le soir, à nouveau le train pour revenir rue Edouard Waecken puis pour revenir chez moi à Herstal.

A cette époque, je ne possédais pas d'appareil photo et c'est vraiment dommage. En effet, si je vous dis que la Place Saint-Lambert était parcourue par des embarcations sur sa partie la plus basse en face du Grand-Bazar, vous ne me croirez pas et pourtant c'est bien ainsi.



Si vous passez rue Cathédrale, arrêtez vous un moment à la porte de l'église Saint-Denis. Un peu à droite de la porte, vous verrez une plaque en fonte : un relief comportant une ligne et une date. Cela vous montre la hauteur que l'eau a atteint en 1926. Incroyable ? Et pourtant c'est vrai ! Les boulevards n'ont pas été épargnés non plus. On se serait cru à Venise. La circulation était à peu près normale mais au lieu des attelages habituels, ce n'était qu'embarcations de toutes sortes qui se déplaçaient à la force des rames en vue de ravitailler les riverains. Curieux comme vous me connaissez, je me suis embarqué dans une chaloupe payante. En effet, pour pas très cher, des chaloupes promenaient les touristes à tra­vers les rues inondées. Dommage que je ne possédais pas d'appareil photo, car, à cette époque-là, faire de la photo était un luxe trop coûteux pour moi.


Herstal n'a pas échappé à la catastrophe, de même que toute la vallée mosane. Il a fallu beaucoup de temps et d'argent pour remettre les choses en état.

C'est principalement la lutte contre les épidémies qui a englouti des sommes considérables. Il va de soi que des centaines de milliers de personnes ont souffert du fléau vraiment extraordinaire de cette année-là .

Nombreux sont ceux et celles qui n'ont pu reprendre le travail à cause de la restauration des usines noyées. Il fallait aussi absolument venir en aide aux sinistrés.

Mais la solidarité wallonne n'est pas seulement un beau mot; c'est pourquoi on s'est mis à organiser des festivités, des spectacles, des « sorties collectes », des cortèges philanthropiques le long desquels de nombreux collecteurs allaient solliciter les spectateurs. Il était tout à fait naturel que je participe avec mon plus beau sourire à cette bonne action, auprès des gens qui regardaient et je ressentais de plus en plus de joie au fur et à mesure que s'alourdissait le tronc qui m'avait été confié. C'est de cette façon qu'on a aidé les victimes à sortir de la misère engendrée par la catastrophe. Fasse le ciel d'en empêcher le retour.

XXII. NAISSANCE DU CONFORT

Un jour, plusieurs des enfants arrivent par beau temps. Je suis occupé au jardin. Le temps de s'embrasser et les petits prennent d'assaut les jeux selon leur goût : escarpolette, trottinette, cueillette de baies diverses et comestibles, jardinage miniature... Il fait bon !

Or, l'air pur, ça creuse à la longue et je ne tarde pas à entendre un appel bienvenu et que j'aime bien: "Pépère, j'ai faim."

"Tiens, à propos, moi aussi". Allons un peu voir à la cuisine. Et, suivi de nos chers bambins, nous y entrons pour voir notre fille et ma femme en train de passer la soupe et de préparer le souper. C'est ma femme qui passe la soupe avec son "mix-soupe". Chantal s'écrie alors :

"Oh, Mémère, tu as le même mixer que ma Maman. Dis, est-ce qu'on mangera bientôt, j'ai faim moi

"Oui, mais allez d'abord vous laver les mains."

"Mylène, mets les assiettes s'il te plaît", lui dit sa mère.

Et on se met à table. Une agréable odeur de bonne cuisine emplit toute la pièce. Quand on a fini de manger, les gamines veulent retourner au jardin mais ma femme leur conseille un repos de quelques minutes et elles restent assises.

"Dis, Pépère, raconte !"

"Eh bien soit, je vais vous raconter comment on passait la soupe il n'y a pas si longtemps."

Avant l'invention du mixer, comment faisait-on?

On n'avait pas d'électricité, alors les biceps rentraient en action, voici comment :

Imaginez un bassin dont le fond est percé d'une grande quantité de petits trous de trois millimètres environ. Deux oreilles ou poignées permettaient de suspendre ledit bassin appelé passoire au bord d'une marmite. Il y en avait en tôle galvanisée, les moins chères, mais également en tôle émaillée, là-dedans, on vide un peu de soupe à la fois, et, à l'aide d'un solide pilon en bois pourvu d'un manche, il ne reste plus qu'à broyer les légumes cuits pour les faire passer par les trous. Toutefois ce travail exige de bons biceps. A présent, l'électricité remplace les bras des ménagères. Par exemple, moudre du café n'est plus qu'un jeu d'enfant mais quand j'étais petit, c'est à la main qu'on tournait la manivelle; ce genre de moulin existe encore mais chez certains antiquaires seulement.

Et la lessive, parlons-en aussi. Dans les ménages pauvres, on avait la planche à lessiver assez épaisse et portant des rainures sur les deux faces. D'autres, en tôle galvanisée encadrée de bois. Quel que soit le modèle, elle était simplement appuyée sur le bord de la tine et allez-y les poignets des pauvres femmes dans l'eau savonneuse chaude. Chaque pièce devait être frottée sur la planche jusqu'à disparition des taches généralement à l'aide de savon vert qui ajouté à l'eau très chaude avait tôt fait de meurtrir les mains de nos grand-mères, vous pensez bien !

Les ménages moins pauvres possédaient un tonneau à faire la lessive, en tôle galvanisée ou même en cuivre mais le plus fréquemment ils étaient en bois. Tous comportaient des rainures sur tout le pourtour intérieur. Une mécanique suspendue au couvercle ou bien attachée sous le fond commandait un mouvement de va-et-vient à des palettes en bois ou simplement des bois ronds qui remuaient les objets à lessiver contre les rainures des parois de la cuve. Par ce système on ne se brûlait plus les mains mais il fallait tourner la manivelle un bon moment. C'était dur !

Chez nous, maman a fait la lessive pendant des années en se servant d'un tonneau demi-lune. Le fond courbe était pourvu de grosses rainures. Les flancs étaient garnis de deux glissières en fer pour recevoir les pivots en fer d'un tambour également demi-rond et muni d'un long et solide manche. Opérations : vider la marmite de lessive bouillante dans le tonneau, introduire le lourd tambour dans les rainures et balancer de gauche à droite pour frotter les objets sur les rainures du fond et du tambour. Là aussi on se fatiguait vite à cette gymnastique.

Ce n'est pas fini, loin de là. Il faut tordre la lessive toujours chaude, la rincer, la tordre à nouveau. Rarement, on essore au moyen d'un appareil à deux rouleaux pressés l'un contre l'autre par un fort ressort. On y introduit les pièces une à une en forçant sur la manivelle de façon à faire pénétrer les objets en tournant jusqu’à ce que toute la pièce de linge soit passée en abandonnant le plus d'eau possible.

Il reste à la lessive d'être suspendue à un fil de fer en vue du séchage complet, tout comme mainte­nant.

Ensuite vient le moment de la finition de l'ouvrage : c'est le repassage. Actuellement, il suffit de pousser la fiche dans une prise de courant et de laisser chauffer le fer à la température voulue, mais avant ?

D'abord faire un bon feu dans la "plate-buse" ou cuisinière, placer deux ou trois fers sur le couvercle puis préparer la table à repasser pendant que les fers se mettent à température suffisante.

Il existait aussi des poêles avec un pot à facettes contre lesquelles on appuyait plusieurs fers afin de gagner du temps. Théoriquement c'est très bien mais réfléchissez un peu dans quel état de transpiration vivaient nos pauvres aïeules à côté d'un gros feu même en été avec les portes et fenêtres ouvertes. Vous voyez ça d'ici. Atchoum par ci, atchoum par là, que de gros rhumes contractés ainsi !

De nos jours, grâce aux chercheurs, on a inventé tout ce qu'il faut pour faire la lessive plus facilement. On va même jusqu'a sécher dans des séchoirs électriques !

En outre, alors, il fallait faire la navette entre chez soi et la pompe pour se procurer l'eau nécessaire, tandis qu'à présent on l'a à domicile. Un trésor ce robinet !

Quand votre papa se rase, il se sert ou bien d'un rabot et de mousse spéciale pour barbe ou d'un rasoir électrique. Jadis rien de tout cela n'existait. On ne connaissait que le rasoir de coiffeur toujours en usage mais peu. Voyez-vous mes enfants, le progrès met chaque jour de petites ou grandes inventions destinées à nous simplifier la vie. On a le choix en une série de produits auparavant inconnus de même qu'en matériel de plus en plus parfait.

Il nous appartient de nous en servir avec discernement.

Toujours en vue d'aider la ménagère, d'importants travaux ont été exécutés pour amener l'eau potable dans les maisons. Il n'en a pas toujours été ainsi, je vous ai raconté comment on devait aller à la pompe et remplir les grands pots en grès à la mai­son.

Autres inventions bienvenues : le frigidaire et le congélateur qui rendent d'inestimables services.


N'oublions pas la fermeture éclair à présent banale mais qui n'existe que depuis notre génération.


XXIII. AH LE PROGRES !

Peut-être vous rappelez-vous m'avoir entendu dire un jour que nous avons dû quitter Herstal parce que mon père refusait de travailler pour les Allemands.

-Oh oui grand-père, et alors que veux-tu dire?

-Ceci, écoutez. Pour le récompenser de son acte patriotique, l'Etat Belge l'a gratifié d'une somme équivalente au salaire qu'il aurait perçu si la guerre n'avait pas eu lieu. Ceci au salaire de 1914 bien entendu.

Cet argent inattendu fut le bienvenu, cela va de soi car, depuis toujours, mes parents caressaient un rêve impossible: avoir une petite maison bien à nous.

Ce petit pactole a servi d'acompte à l'achat d'une maison de deux pièces plus une cave, située rue du Progrès devenue rue André Fivé. Pas de jardin mais qu'importe !

Peu à peu, nous l'avons aménagée et construit une cloison dans la chambre trop grande. Donc une deuxième chambre. C'était en 1924. Pas d'électricité ni de robinet non plus, mais la pompe ne se trouvait pas trop loin.

Si je vous raconte tout ça, c'est pour vous faire comprendre comme on est gâté à présent.

C'est également dans ces années-là que tout Herstal était un vaste chantier : on installait les lignes électriques. Des poteaux, des potences aux maisons et des kilomètres de fils surplombèrent bientôt l'agglomération. Les becs de gaz disparurent et un brillant éclairage le soir changea l'aspect de la commune.
Ecole Technique de Herstal

Chez nous, je mis à profit mes connaissances d'électricité apprises à l'Ecole Technique et, après étude du règlement, j'installai des lampes et des prises de courant partout. Après raccordement, le vaillant quinquet a été mis à la retraite. ll l'avait bien méritée, c'est une relique !

Alors suivirent peu à peu, un tonneau à lessiver en bois tout rond d'un modèle qu'on ne fait plus.

Quel soulagement, mais le moteur devait être lancé en tournant la manivelle. L'ancien « demi lune » servit à faire du feu, puis les fers à repasser furent à leur tour mis à la retraite et conservés en cas de panne !

Un autre fer, tout chromé, les remplaça à lui tout seul. C'est inouï les progrès réalisés en cette période là ! Chaque fois pour faciliter la vie. C'est pas beau ça ?

-"Mes enfants, voulez-vous que je m'arrête de vous parler d'inventions, de découvertes etc ?"

-"Non, non Pépère, c'est d'ailleurs fort instructif. Qu'en dis-tu Mylène ?"

-"Mais j'aime ce que Pèpère nous dit."

-"Petite flatteuse va !

Hé bien, je vais encore vous parler de choses que vous n'auriez pas pu connaître à leur début puisque vous n'étiez pas encore nés".

Par exemple, des découvertes médicales ont permis de venir à bout des maladies réputées inguérissables. Quand vous serez un peu plus grandes, allez à la bibliothèque pour vous procurer les livres consacrés à Pasteur, aux époux Curie, au docteur Fleming et à de nombreux autres chercheurs qui ont consacré leur vie à lutter contre la souffrance humaine. Quel beau dévouement.

Pour en revenir au progrès social depuis le développement de l'électricité, c'est grâce à ce phénomène que le confort s'est si vite répandu à travers le monde industriel.

Ainsi, outre ce que je viens de dire au sujet de l'aide aux ménagères, la corvée qui consistait à aller recharger les lourdes batteries du T.S.F. fut terminée. En plus, la longue antenne s'était raccourcie au fil du temps. C'est encore vers les années vingt qu'on a vu apparaître la radio qui fonctionne directement sur une simple prise de courant avec une courte antenne ou même un cadre garni d'un enroulement de fil de cuivre. Cette évolution à incité les gens à acheter d'excellents postes de radios, malheureusement assez chers.

Le modeste gramophone comme celui de mon Oncle Joseph a pris le chemin du musée ou de l'antiquaire car le "pick-up" l'a remplacé. Plus besoin de remonter le mécanisme ni de changer d'aiguille à peu près à chaque disque. Un moteur électrique précis, un diamant presque immortel et un ou deux haut-parleurs, tout cela reproduit le son avec une pu­reté incroyable, supérieure au brave phono de ma jeunesse.

Encore une formidable invention de ce temps-là, c'est l'enregistrement sur ruban en matière synthétique suivant des procédés optiques ou magnétiques. C'est grâce à cette découverte que le cinéma jusqu'alors muet est devenu parlant. Je n'ai pas oublié les longues files de gens qui encombraient les trottoirs devant les salles de cinéma qui annonçaient des films "parlants et sonores". Tout le monde voulait voir ça et c'était logique ! Un regret pourtant : les musiciens qui accompagnaient les films muets perdirent leur gagne-pain, c'est dommage...

Dans le domaine des transports, même phénomène, les moyens de transports se développèrent à un rythme fou au point que la circulation dans les rues devint dangereuse et difficile, surtout aux carrefours. Aux heures d'affluence, on plaça des policiers afin de diminuer les risques d'accidents et ce, qu'il pleuve ou qu'il neige. Alors on a adopté le système toujours en vigueur, les feux lumineux rouge, orange et vert. Il n'a guère fallu de temps pour s'y habituer. Au fur et à mesure que les engins motorisés recevaient de plus en plus d'adeptes, les attelages à chevaux diminuèrent de jour en jour.

Malheureusement, ces véhicules à moteur circulaient à des vitesses de plus en plus élevées, ce qui augmente d'autant plus les risques. Il parait que c'est le progrès. Ah si les hommes étaient plus raisonnables...

Grâce à l'invention de la peinture au pistolet, les teintes des voitures se firent plus belles, plus brillantes. Ce fut tout un évènement quand apparurent dans les rues ces splendides limousines parées de couleurs comme on n'avait jamais vues. On était habitués au noir semi mât des anciennes voitures. Le nombre d'autos allant en s'accroissant sans arrêt, les villes changèrent les places publiques en parkings au grand dam des enfants qui ne disposent presque plus d'endroits propices à leurs évolutions. Mais la voiture, ça rapporte !

Sur les voies navigables, mêmes changements, les chevaux ont disparu, depuis les remorqueurs sont plus rares car chaque péniche a son propre moteur. Les chemins de fer ne sont pas restés à l'écart. On a remplacé les voitures en bois à six roues par de nouvelles à "boggies", plus claires et plus confortables qui sillonnent le pays. Quant aux vieilles locomotives à vapeur, on les a mises à la ferraille et d'autres sont apparues; d'abord des Diesel puis le réseau s'est pourvu de caténaires pour les puissantes et rapides locomotives électriques.

La motorisation a remplacé tout ce qu'on faisait jadis à l'huile de bras. Par exemple, le moteur est une vraie aubaine pour les boulangers qui n'ont plus à pétrir la pâte à la seule force des biceps. Les bouchers aussi se servent de moteur qui leur permet de préparer toutes les pièces de viande avec moins d'efforts. De nombreux métiers se pratiquent moins péniblement grâce à la force mécanique.

"Femmes-machines", FN Herstal
Et les ateliers, parlons-en un peu. Pour faire tourner les machines, après les moulins à eau, on a eu la machine à vapeur qui nécessite une chaudière plutôt dangereuse. On employait aussi le moteur à gaz pauvre produit par un gazogène qu'il fallait alimenter régulièrement par du charbon spécial, riche en gaz méthane. Quelle que soit la force motrice, le mouvement se transmettait aux machines-outils par des courroies supportées par les poulies fixées sur les barres de transmission qui elles-mêmes reposaient sur des consoles fixées au mur, assez haut. Vous voyez ça d'ici: une forêt de courroies dont il était bon de ne pas s'approcher !


Maintenant, chaque machine possède son propre moteur d'où économie d'énergie et sécurité accrue pour le personnel. En quelques années, il fut indispensable de construire des centrales électriques de plus en plus puissantes car, en plus de l'industrie, il y a aussi les ménages qui se servent d'énormément de kilowatts pour leurs appareils de toutes sortes, utilitaires ou d'amusement.

Une vraie toile d'araignée de câbles couvre l'Europe. Notre génération a également connu des matières nouvelles bien utiles : I'éternit", la "menuiserite", I'unalit", sans oublier le "roofing", toutes matières utilisées en construction immobilière. Parmi les métaux, l'acier céramique Widia tellement dur qu'il permet de faire tourner les machines beaucoup plus vite d'où augmentation de la production...





Tricar FN 1946

Quant à l'acier inoxydable, son apparition sur le marché a provoqué une petite révolution. En effet, il n'est plus nécessaire de couvrir le fer par toutes sortes de produits chaque fois qu'il est possible d'employer l'inoxydable. Et tout ce qui concerne la chimie est pratiquement fabuleux vu les progrès réa­lisés dans ce domaine.
"A propos, la prochaine fois, je vous parlerai de mon mariage avec Mémère. D'accord ?"
-
"Oui, Pépère !"

XXIV. LA NOUVELLE FAMILLE

La semaine suivante, nous étions en visite chez notre fille aînée dont le mari est clarinettiste.

Conversation à bâtons rompus quand la porte s'ouvre et, dans un joyeux brouhaha, voici nos petits trésors qui entrent en brandissant les fleurs coupées pendant leur promenade le long du bois de Bernalmont sous la conduite de notre fille cadette, leur tante et grand-mère à l'une et à l'autre. Quel entrain pour parler de leur aventure !

Un brin de toilette, le souper, et malgré la fatigue de l'après-midi, une petite phrase sortit toute seule

-Dis Pèpère, raconte !

Bon, mais raconter quoi ?

-Ben, tu sais hein, ton mariage avec Mémère.

-Comment, vous n'avez pas oublié ?

Bien sûr que non, on aime bien Mèmère aussi tu sais.
D'accord, comme cela vous vous reposerez. Allons plutôt nous asseoir au salon dans le canapé.

Vous venez ?

Je suivis nos chérubins au salon et me remémorais ce jour d'avril 1927 où nous nous sommes unis pour toujours ...

Eh bien, le seize avril était le samedi de Pâques. Il faisait un temps idéal : ciel bleu, vent léger, printanier. Nous avions choisi ce jour afin de profiter de deux jours libres, grâce au lundi férié. Tout s'est bien passé. A ce point de mon récit, Chantal m'arrête.

-Combien de voitures y avait-il, Pépère ?

-Oh tala, des voitures, mais pas une seule, on s'est marié à pieds comme c'était la coutume à cette époque, du moins dans la classe ouvrière. Car on avait déjà toutes les peines du monde à supporter les frais d'un mariage décent sans faire de crédit pour un luxe inutile.

-Mais pour Mémère ça devait être difficile de marcher en pleine rue avec un voile encombrant et fragile.

-Ecoutez, c'est très bien mais c'est du luxe. Mémère avait fait faire une belle robe en soie moirée de toute beauté avec ses petits losanges et ses manches en voile transparent allant jusqu'aux poignets.

Elle était coiffée d'un « chapeau-cloche » à la mode et en soie noire comme la robe, et qui faisait ressortir sa belle chevelure châtain légèrement ondulée.

Elle était et est toujours belle à croquer.
-
C'est vrai ça, elle est restée belle. Comment faites-vous donc pour ne pas vieillir ?

-Petite flatteuse va ! Ma foi, c'est simple : ne pas fumer, éviter l'alcool, de l'exercice modérément, manger sain et examiner lors de l'achat les indica­tions des emballages et s'il y a des additifs nuisibles, les écarter et, en un mot, vivre de manière la plus naturelle possible.

A propos de la robe, elle a servi longtemps et un petit morceau de tissu est gardé comme une relique.

Et toi, Pèpère, comment étais-tu ?

En complet veston sur mesure, de couleur noire et un chapeau melon qui était lui aussi à la mode d'alors. D'ailleurs, à la maison, une belle photo nous montre tels que nous étions lors de notre mariage.

Quant au banquet, ma mère s'est toujours surpassée. Les invités ont été très gentils, on a poussé la chansonnette et tout le monde s'est bien amusé.

Le lendemain, jour de Pâques traditionnel, repos.

Le lundi, promenade pédestre, pas de voyage de noces !

Le mardi, reprise du travail chez Matray. Compliments des camarades et cadeau du patron : une lampe de chevet en cuivre avec abat-jour en soie rouge et un bon verre.

Depuis pas bien longtemps, j'avais fini de fréquenter les cours du soir et le vie reprit son « train­train » habituel à cette différence près qu'en rentrant le soir à la maison j'avais une personne de plus à embrasser : ma femme chérie.

Le premier février 1928 fut une journée faste car ce jour-là je devenais papa et nous étions toute la famille dans un état de bonheur inimaginable. L'heureuse naissance de notre premier enfant changea notre manière de vivre, et moi j'étais fier de ma nouvelle responsabilité, et votre grand-mère, à vous Chantal, est tout bonnement notre enfant Marie-Thérèse.

Remarquez qu'à cette période-là, la prime de naissance était une utopie tout comme les allocations familiales. Mais qu'importe, je me mis à faire des heures supplémentaires afin que notre fille bien-aimée ne manque de rien, ni sa chère maman non plus !

Nous habitions avec mes parents. Depuis toujours, ma mère rêvait d'avoir un jardin pour y cultiver des fleurs et des légumes.

Une occasion ayant été présentée, on revendit la maison de la rue du Progrès pour acheter celle de la rue Rogivaux dans laquelle nous avons emménagé au premier anniversaire de notre fille.

Là-bas, ma mère a eu son jardin et nous, avons eu une deuxième naissance. en effet, une belle petite fille est née dans le jardin, sous un rosier, quelle joie !

Nous l'avons nommée Jeanine en hommage à votre tante Jeanne, la sœur de Mémère.

Grande joie aussi pour notre fille Marie-Thérèse qui, dès qu'elle avait su parler demandait souvent pour avoir une petite sœur. Son vœu se trouvait donc exaucé.

Oui Mylène, oui David, ce vingt-cinq mai 1931, votre grand'mère maternelle est née sous un rosier.

Hélas, notre bonheur fut troublé par une crise très dure qui a mis dans la misère des millions de travailleurs. Le neuf janvier 1932, Monsieur Matray, mon patron, m'avoua les larmes aux yeux, que son carnet de commandes était vide et qu'il devait me licencier. Je dois à la vérité de dire que je suis resté un des derniers chez Matray.

Un long calvaire commençait, en effet, quoique en règle de cotisations syndicales, celui-ci n'a pas pu m'aider : la caisse était vide, il y avait déjà trop de chômeurs...
Résultat, pas de travail, pas d'argent, débrouillez-vous !

En ai-je fait des kilomètres à vélo à la recherche d'un boulot, c'est ainsi que j'ai assumé des besognes très rebutantes ou dangereuses dont je vous fais grâce.

Mèmère aussi s'est acharnée à toutes sortes de métiers temporaires en laissant nos deux filles aux bons soins de ma maman que je remercie de nous avoir si bien aidés. Heureusement que mon père n'a jamais chômé pendant les quarante-trois ans passés aux chemins de fer à Herstal.
Puis ce fut la grève de 1936 qui a connu plusieurs morts au cours de fusillades à Grâce-Berleur.

Cette année là, j'ai eu la chance d'entrer au charbonnage de mon enfance comme ajusteur d'atelier, après examen d'aptitude réussi. Suite à la grève, d'importants avantages furent arrachés, salaire minimum de quatre francs l'heure, allocations familiales, une semaine de congé par an.

La vie prenait enfin meilleure tournure !

Nos deux filles grandissaient très bien. Au charbonnage, j'effectuais des heures supplémentaires. Mèmère faisait les équipes à la Fabrique Nationale. Après l'école, ma mère s'occupait des enfants. Bref, tout marchait bien.

Par un travail acharné, nous sommes parvenus à nous loger à part, toujours à La Préalle.
Le ciel moralement bleu de notre existence se chargea pourtant de sombres nuages. En effet, la radio que nous possédions depuis peu prononçait trop souvent un nom synonyme de malheurs : Adolf Hitler. On ne parlait que d'Anschlus, de Slovènes et autres affirmations qui n'annonçaient rien de bon.

Septembre 1939, un peu avant la clôture de l'Exposition de l'Eau de Liège qui fut un immense succès, l'Allemagne de Hitler envahissait la Tchécoslovaquie et la Pologne.
Exposition de l'eau 1939.

Sur sa lancée si bien commencée, l'Allemagne franchit les frontières belge et hollandaise ainsi que celles des pays du nord de l'Europe. Cela le 10 mai 1940.

Et maintenant, mes enfants, si on le laissait ainsi pour aujourd'hui. Il est bientôt temps de rentrer chacun chez nous. Nous reparlerons de tout ça quand vous viendrez chez nous à La Préalle.

Liège (Herstal) 1937


XXV. LES TEMPS DURS

Et, effectivement, quelques jours après, les enfants sont à nouveau chez nous et me demandent la suite du récit commencé chez leurs oncle et tante.

Eh bien oui, mes enfants, pour la deuxième fois en vingt-cinq ans, les Teutons salirent l'Europe sous leurs bottes couvertes du sang de leur innocentes victimes !



La petite Mylène élève la voix : "Dis, Pèpère, qu'est-ce que c'est la guerre ?"

-"Comment, vous ne savez pas ce que c'est que la guerre ? Vous regardez pourtant la télévision as­sez souvent."

-"Quand on passe un film de guerre, papa nous envoie au lit. Il ne veut pas qu'on regarde ces horreurs, car, d'après lui, c'est trop bien arrangé que pour être vrai ! Maman dit la même chose et s'il est trop tôt que pour aller au lit, on joue dans nos chambres."

-"Ecoutez, je donne raison à vos parents qui ne veulent pas vous laisser voir ces monstruosités. En effet, je me garderai, pour ma part, de vous donner des détails ou descriptions fort pénibles."

-"Pourtant Mamy nous a raconté que Mèmère et toi aviez connu deux guerres."

-"Oui, c'est justement pour cette raison que je ne veux pas du tout vous accabler de faits qui ne sont pas de votre âge. Mais lorsque vous saurez bien lire, allez à la bibliothèque de votre quartier. Là se trouvent des livres qui auront de quoi satisfaire votre curiosité. Lisez-les attentivement mais attendez quelques années ! Toutes les personnes de notre génération n'ont qu'un grand souhait à formuler : que vous n'ayez jamais à subir ce que eux, les vieux, ont vécu pendant la guerre !"

Je ne comprends pas que des savants se creusent la tête pour inventer des armes de plus en plus terrifiantes. On démolit à coups de bombes ce qui a été édifié à grands frais et on tue des gens qui n'ont rien à se reprocher. Tout cela pour satisfaire leurs goûts sordides soit de domination, soit l'amour immodéré du bien le plus détestable : l'argent qui tourne la tête des faibles d'esprit. Ces malheureux sont sans doute possédés du diable ! Ceci n'est qu'un aperçu, bien entendu.

Voyons un peu la vie de tous les jours en cas de guerre. D'abord la nourriture, il faut manger quand même. Le premier soin des commerçants qui ont des stocks, c'est d'augmenter scandaleusement les prix. Malheur à ceux qui ne peuvent se payer le luxe qu'est devenu le moindre morceau de pain, et le reste à l'avenant bien sûr !

Mais, officiellement, il y a le ravitaillement, oh oui, mais celui-ci a pour mission de ne vendre à la population que juste assez pour ne pas trop vite mourir de faim.

Alors, que faire, se débrouiller, c'est-à-dire courir la campagne, visiter les fermes, acheter de quoi vivre à des prix honteusement élevés et revenir chez soi en évitant les patrouilles allemandes qui n'hésitent pas à vous prendre le fruit de vos efforts si coûteux. Plus mauvais encore, les rexistes qui vous guettent cachés derrière les haies ardennaises. Incroyable et pourtant...

-Cela t'est arrivé à toi, pèpère ?

-Oui, plusieurs fois par des Allemands, mais comme je ne me défendais pas trop mal en un mélange de flamand et les quelques mots d'allemand que je connaissais, j'ai inventé une fable à vous faire pleurer et ils ne m'ont rien pris ! D'ailleurs, Chantal, demande à ta marraine si elle se souvient de la frousse que nous avons eue, elle et moi, le premier mai 1944 au passage à niveau de Sainval lorsque des soldats armés ont fait irruption sur la route en criant "Halte" alors que nous revenions de Houffalize lourdement chargés de froment et de beurre échangés contre du tabac dont je me munissais en cachette à l'avance.

A remarquer que les cultivateurs condruziens ainsi que les ardennais pratiquaient des prix plus raisonnables. En hiver, plus question de parcourir les campagnes ni les Ardennes le dimanche après une semaine de travail. Il fallait bien s'adresser à des fraudeurs locaux. Alors il était temps d'avoir un porte-monnaie bien rempli sinon il n'y avait plus qu'à se contenter de la maigre ration du ravitaillement; ça aussi c'est la guerre !

Heureusement, notre tandem nous a été bien précieux.

Maintenant rendons un hommage aux résistants que l'on désignait sous le nom d' "Armée blanche", mais que les Boches traitaient comme des terroristes. En réalité, laissez-moi vous expliquer ce que c'est.

Ecœurés par la lâcheté d'un grand pays comme l'Allemagne qui osait attaquer le nôtre sans vergogne, massacrer des gens qui ne demandaient qu'à vivre en paix et cela par deux fois en vingt-cinq ans, des hommes et des femmes se sont groupés en écoutant les conseils d'anciens militaires dans le but de causer le plus d'ennuis possibles aux occupants.

On ne saurait compter les actes de bravoure accomplis par ces personnes courageuses par idéal patriotique. Par exemple faire dérailler des trains de munitions. Faire sauter les pylônes à haute tension afin de freiner les ateliers produisant du matériel de guerre. Saboter la production de charbon si nécessaire à l'industrie. En plus fabriquer de fausses pièces d'identité pour les aviateurs alliés dont les avions avaient été abattus par la DTCA. Cacher ces aviateurs américains ou anglais, les nourrir, les soigner parfois, les habiller de costumes civils et faire disparaître les uniformes, etc...

Ce n'est pas tout, il fallait encore trouver des gens de confiance comme interprètes. Ensuite les conduire en France pour les confier à des résistants français qui, à leur tour, les prenaient en charge jusqu'à la frontière de l'Espagne, pays neutre, et de là-bas, l'aviateur et ses compagnons, souvent, se débrouillaient pour retourner en Angleterre et recommençaient à venir bombarder l'Allemagne...

C'est par milliers que d'ardents patriotes ont perdu la vie dans les rangs de I' "Armée Blanche". Non seulement des résistants mais aussi des civils.

-Mais, me dit Marcel, c'est affreux ce que tu dis là, des civils qui n'ont rien fait, pourquoi ça ?

-Hé oui, Marcel, quand une action se produisait , si les Allemands et leur Gestapo ne trouvaient pas les auteurs, ils prenaient chaque fois dix otages et les fusillaient.

-Qu'est-ce que c'est ça Gestapo, pèpère ?

-Cela veut dire : Geheim Stadt Polizei. En français : Police secrète de l'Etat, voilà.

Allez un jour vous recueillir à l'Enclos des Fusillés au parc de la Citadelle et priez de bon cœur pour ces malheureuses victimes du nazisme, pas tout à fait disparu !

Maintenant, voyons un peu quelques inventions qui datent de la guerre 40-45. D'abord, le stylo à bille dont on se sert tous les jours. Plus un avion vole haut, plus la pression atmosphérique baisse, si bien qu'il n'est plus possible de prendre des notes avec un porte-plume à réservoir classique. C'est afin de  parer à cet inconvénient qu'on a inventé le stylo muni d'une petite bille qui récolte l'encre d'un genre particulier contenue dans un fin tube. Ce système permet aux aviateurs d'écrire en plein ciel !

Autre trouvaille , le plexiglass et la matière plastique. Au cours des combats aériens, les vitres volaient souvent en éclats, ce qui est dangereux parce que l'air pressurisé des habitacles s'échappe.

Afin d'éviter ce risque, on a remplacé le vitrage par d'épaisses plaques transparentes d'un matériau incassable qui est du plexiglass dont est dérivée la matière plastique si répandue de nos jours. On se demande comment on a pu vivre sans elle auparavant.

Toutefois, un regret : beaucoup de gens ont perdu leur emploi en ne fabriquant plus dans des matières comme la tôle ou le bois, ce qu'on coule actuellement en plastique. En effet cette matière fond facilement et on la coule dans des moules appropriés pour en faire toutes sortes d'objets à des prix de revient moins élevés.

Autre découverte géniale, la pénicilline découverte par le docteur Fleming à partir d'une moisissure. Que de soldats blessés ont été sauvés par ce merveilleux médicament qui est toujours utilisé aujourd'hui.

L'ingénieur allemand Von Braun, lui, n'a rien inventé pour soigner les gens. C'est plutôt le contraire. Sa fusée V2 ne sert qu'à tuer et détruire. C'est à partir de cet engin de mort qu'on est parvenu à construire les fusées spatiales.

Fasse le ciel que la folie des hommes ne provo­que la guerre des étoiles dont on nous rabat les oreilles.

Comme vous voyez, mes enfants, tout cela n'était guère encourageant et, cependant nous n'avons jamais cédé au désespoir car les vieux avaient déjà l'expérience de la guerre 1914-1918.

Nous étions certains que l'Allemagne nazie finirait par mordre la poussière, mais c'est principalement la radio qui nous faisait espérer une fin logique de nos souffrances, c'est-à-dire l'écrasement du Reich orgueilleux.

En outre, des hommes courageux imprimaient en cachette de petits journaux dans lesquels ils dévoilaient ce que les feuilles au service des Fridolins ne disaient pas.

Heureusement, presque tout le monde avait la radio et, le soir on écoutait attentivement les émissions en français de Radio Londres. De telle sorte que nous étions informés de façon encourageante des événements mondiaux.

Combien de fois avons-nous savouré les discours du général De Gaulle, de Van Acker, de Paul-Henri Spaak. Ces ministres belges s'étaient réfugiés en Angleterre plutôt que de se mettre au service de l'ennemi et, à Londres, ils rendaient service aux Belges avec bonne volonté.

Bien entendu, l'écoute de Radio Londres était passible de confiscation du poste de radio mais aussi de peine de mort. Et le lendemain de ces émissions, c'était pour nous la grande rigolade quand nous entendions I' I.N.R. belge sous contrôle germanique qui s'emberlificotait dans des explications décousues pour démentir Radio Londres.

En vue d'empêcher une bonne écoute d'une station étrangère, une radio allemande diffusait sans arrêt un son modulé puissant. Mais nous comprenions quand même nos amis de Londres ! Et chaque matin, avant de prendre le travail, le sujet de conversa­tion était le commentaire des nouvelles.

Chaque jour, et surtout chaque nuit, le bruit de la multitude d'avions sillonnant le ciel nous tenait en haleine. Ils passaient dans le but d'aller détruire la machine de guerre allemande en faisant de nombreuses victimes. Chaque fois, les sirènes beuglaient pour qu'on se cache dans sa cave ou dans un abri, tandis que là-haut des combats se déroulaient entre avions et il était fréquent d'en voir tomber en flammes n'importe où. C'était effrayant. Les éclats des "scrapnels" de la D.C.A. eux aussi retombaient n'importe où.

Et bien, c'est dans une telle ambiance que ton papa est né, mon cher Xavier, ah oui. C'est inoubliable..

Nous lui avons donné le prénom de Jean-Claude et sa naissance nous causait un tel bonheur que nous ne pensions plus du tout à la guerre. L'heureux événement répondait au vœu de nos filles qui souhaitaient depuis toujours avoir un petit frère à dorloter.

Cela s'est passé le vingt août 1943, au soir, et quelques heures après sa naissance, le bébé a dû être porté à la cave dans les bras de ses sœurs pendant que Mémère au lit, et moi à côté du lit, nous récitions des prières tandis qu'au-dessus de nos têtes, haut dans le ciel, les combats entre avions faisaient rage. C'était assourdissant. En outre, par moments, la clarté était si forte qu'on se serait cru en plein jour. Ceci à cause des fusées éclairantes, des avions en flamme également. Deux avions anglais sont tombés dans un champ en bordure de la rue de l'Aunaye.

Comme tu vois, mon petit Xavier, ton papa est né en pleine bataille aérienne.

Bien sur, nous avions pris nos dispositions pour que notre fils ne manque de rien malgré les événements. C'est ainsi que nous avons pu acheter une belle voiture d'enfant par un échange de trois cents kilos de charbon contre cette voiture.

Je vous ai déjà parlé de nos randonnées à tan­dem dans le but de trouver de quoi manger. Seulement, les pneus, cela s'use et les Prussiens avaient raflé tous les stocks. Des artisans ingénieux se sont donc mis à rechaper les pneus avec une espèce de goudron qui ne résistait que quelques jours. Qu'importe, nous avions enfin un fils douze ans après la naissance de notre fille Jeannine. Et les nouvelles de Radio Londres nous rendaient de plus en plus optimistes quant à la fin de cette maudite guerre.


XXVI. LES PASSAGES D'EAU

En 1940, j'exerçais mon métier d'ajusteur à l'atelier du Charbonnage de Wandre.
Le dix mai, on s'est réveillés au bruit des avions qui lâchaient leurs bombes et des canons belges qui leur tiraient dessus avec succès car j'ai vu comme tout le monde, sept avions boches tomber en flammes.
Pas question de se rendre au travail, bien entendu, ni les jours suivants car tout était désorganisé. Beaucoup de gens s'étaient sauvés vers la France et il y eut de nombreuses victimes des Stukas allemands qui s'amusaient à mitrailler les malheureux civils ! Nous, on est resté ici car nous avions l'expérience de l'autre guerre.

La grande préoccupation était de chercher à ne pas mourir de faim et aussi d'éviter le plus possible de rencontrer des "Fridolins".
-"Qu'est-ce que c'est ça, Pèpère ?"

-"C'est un des gracieux surinons pour désigner les envahisseurs. Quand on parlait d'eux, on disait "Sales Boches", "Fridolins" ou encore doryphores, du nom de l'insecte qui dévore les plants de pommes de terre.

Lorsqu'on a pu reprendre son boulot, le problème était de traverser la Meuse afin d'aller à Wandre car tous les ponts avaient sautés, les Belges croyant ainsi freiner les Boches ! Pour y parer, un petit remorqueur faisait la navette. Mais il était trop petit pour assurer la traversée correcte des nombreux ouvriers et autres personnes. Pour traverser le Canal Albert, il n'y avait qu'à franchir les portes de l'écluse et passer sur le bout de terrain séparant les deux cours d'eau.

Bientôt le remorqueur a été remplacé par une espèce d'Arche de Noé à propos de laquelle je crois utile de vous toucher quelques mots.

En fait, voilà brièvement de quoi il s'agit : imaginez deux barges à gravier accolées côtes à côte et recouvertes d'un immense plancher pourvu d'un garde-corps rudimentaire. Au milieu, une cabine en planches, toute simple et dans celle-ci, bien à l'abri des intempéries, un treuil à moteur coiffé d'un câble dont les bouts sont amarrés aux rives respectives du fleuve.

Aux heures de pointe, il y avait foule et le prix de la traversée était raisonnable. On vendait même des abonnements ! Tout alla bien jusqu'au jour où, en hiver, le courant fut tellement fort qu'une amarre céda et l'esquif fut emporté par les flots furieux.

-"Et tu étais dessus, Pépère ?"

-"Non, cet accident venait de se produire un instant avant mon arrivée au lieu d'embarquement."

Ce n'est qu'à grand renfort de muscles mariniers que la catastrophe put être évitée. Ils sont parvenus à échouer l'embarcation sur l'île de Chertal sans autres dommages. J'avais entendu dire que les Allemands avaient construit un pont en bois à côté du pont Maghin, détruit lui aussi. Le temps d'aller voir, à vélo, eh bien oui, c'était vrai. Je l'ai donc franchi, puis celui de Bressoux, intact, et je suis rentré à mon travail avec seulement une heure de retard. Peu après, voici les compagnons qui ont dérivé sur la Meuse. Débarqués difficilement sur l'île puis, ayant eu une longue marche à faire avant de pouvoir retrouver un remorqueur parti à leurs secours. Pas de victime heureusement.

Bientôt, un solide pont en bois fut établi au quai de la Goffe et le précédent près du pont Maghin, démonté. C'est par là que, chaque jour, j'effectuais le trajet de La Préalle à Wandre et retour, soit 24 kilomètres par jour.

Un jour, sur ce pont, j'ai renversé un soldat descendu du trottoir juste devant mon vélo. Il s'est relevé sans mal mais en me regardant de travers. Alors un officier qui avait tout vu se planta devant moi en claquant les talons et me dit en bon français : " Excusez la maladresse du soldat, il est sans doute distrait ." Un salut militaire accompagné d'un "Bonne route Monsieur'. L'incident était clos et je repris mon chemin tranquillement vers La Préalle...

Quand je pense au passage de la Meuse sur les embarcations de fortune en remplacement des ponts détruits, je ne peux m'empêcher de me souvenir d'autres chaloupes par lesquelles, étant gamin, j'ai traversé des cours d'eau.

-"Oh, Pèpère, raconte-nous ça!"

-"Soit, mais c'est assez long, ça ne vous fait rien ?"

-"Pas du tout, on aime bien."

Je vous ai déjà raconté que mon oncle Toussaint venait parfois le dimanche me chercher pour me promener avec lui et tante Guillemine. Soit en train, en tram ou même en bateau-mouche ou tout simplement en chaloupe.

Donc, un jour, mon oncle vint me prendre pour aller à Jupille auprès d'un ami
colombophile en passant par l'île Monsin.

Je vous ai déjà un peu évoqué le canal Liège-Maastricht. Traversons-le donc et ensuite le Pont Willem qui enjambe la Laye ou dérivation. Du haut de ce pont la vue est de toute beauté avec comme toile de fond, la rangée des ormes qui bordent le canal aussi loin que porte le regard. C'est vraiment splendide !

Une fois le pont traversé, on aborde la si belle île Monsin avec ses guinguettes, ses laiteries, ses restaurants fameux d'où sort un parfum de fricassée ou de poisson de Meuse fraîchement pêché puis frit selon une méthode à vous mettre l'eau à la bouche. N'oublions pas les jeux pour enfants, il y en a tout un choix, bref du plaisir pour tous.

La rue de Jupille est noire de monde, il fait beau. Nous dépassons bientôt les fermes et les prés où broute un très beau bétail et ensuite, des cultures prospères grâce à la richesse exceptionnelle du sol bien nourri par les alluvions qu'y dépose la Meuse lors des inondations. Et nous arrivons enfin au bord du fleuve à l'endroit où se trouve un passage d'eau. La barque est justement là ! Nous y prenons place et pour quelques sous, oncle, tante et moi traversons gentiment la Meuse en quelques minutes. Nous voici à Jupille. Poursuivons notre promenade jusque chez l'ami en question où toute la famille nous reçoit à la bonne franquette avec énormément de gentillesse. A cette époque, je devais avoir six ans.

-"Mais pour revenir, vous avez pris le bus ?"

-"D'abord, en ce temps-là, on ne connaissait que le tram, mais comme on avait de bonnes jambes, on est rentrés à la maison à pied, par les mêmes chemins, fatigués mais heureux."

-"Mais, pèpère, si Monsin était une si belle région, alors pourquoi l'avoir démantelée comme on dit maintenant ?"

-"A présent, à part l'esplanade Albert Premier, tout le reste a été bouleversé pour en faire un port fluvial et des entreprises industrielles s'y sont implantées. Que veux-tu, c'est l'évolution, le développement, la vie quoi!"

-"Mais ce passage d'eau qu'est-ce que c'est au juste ?"

Celui dont il est question constituait la seule liaison entre Jupille et Herstal via l'île Monsin sinon, pour un attelage, par exemple, il fallait faire des kilomètres de détour soit par Bressoux soit par Wandre  et son pont soit par Liège avec le Pont de Bressoux sur la dérivation plus le pont Maghin sur la Meuse.

Par conséquent, les piétons ou les cyclistes avaient plus de facilité de se servir du passage d'eau.

En réalité, il s'agit d'une grande barque pourvue de deux bancs le long des parois de la coque généralement en fer. Un long câble relie l'embarcation à un trolley à deux poulies qui roule sur un solide câble qui va d'une rive à l'autre supporté par deux pylônes, un à chaque rive. Par une manoeuvre habile du passeur, la barque est maintenue en oblique par rapport au courant du fleuve et, de cette façon, c'est le courant lui-même qui fait déplacer la barque.

Imaginez la triste vie du passeur qui, par n'importe quel temps, devait assurer le passage des nombreux ouvriers et autres usagers. Seule exception, les fortes inondations et la gelée du cours d'eau.

Il m'est arrivé de traverser l'une ou l'autre rivière sur un passage d'eau dont le câble pendait tout simplement dans l'eau et passait en glissant entre deux anneaux fixés aux deux bouts de la barque.

Dans ce cas, le passeur tirait sur le câble à l'aide d'un court manche muni d'une profonde entaille qui accrochait le câble à chaque mouvement du bras du passeur. Malheureusement, on était parfois contraint d'attendre longtemps parce que le passeur était occupé à l'entretien du matériel dont il était responsable.

XXVII. FIN DE LA GUERRE

Par un beau dimanche d'été, après-midi, nous étions assis dans la pelouse du jardin, en famille. On bavardait de choses et d'autres, les enfants jouaient, les oiseaux dans le ciel tout bleu, virevoltaient à qui mieux. Bref, c'était la dolce farniente. Pas pour longtemps d'ailleurs!

L'aîné des gosses, déjà grands à présent, s'approcha de moi et s'asseyant sur le gazon me dit :
"Pèpère, l'autre jour chez Bobonne, tu nous a parlé de la guerre 40-45 mais tu n'as pas dit comment elle a fini".

-"En effet tu as raison. Je n'en ai plus rien dit parce que la nuit commençait à venir et qu'il fallait rentrer. D'ailleurs les livres de l'école doivent mieux que moi raconter comment ça s'est passé".

-"Ecoute Pèpère, j'aimerais mieux que ce soit toi, voilà!"

-"Petit flatteur va, enfin je veux bien essayer."

Comme cette guerre s'éternisait, le Général Eisenhower, le Ministre anglais Winston Churchill et le Président de la Russie soviétique Staline se sont mis d'accord pour frapper un grand coup destiné à anéantir les Allemands et Japonais. C'est le Japon qui a reçu la première puis la deuxième bombe­atomique qui d'un coup a fait des milliers de victimes et fait capituler son armée.

Mais pour l'Europe, pas question de recourir à cette bombe car il y aurait eu trop de victimes parmi les populations qu'on voulait délivrer des nazis. Alors que faire ? Envahir la France et les autres pays occupés. Bien entendu, afin de dissimuler leur vrai but, les alliés ont effectué de petits débarquements d'abord en Afrique où eurent lieu de terribles combats, ensuite en Sicile où les combats furent tout aussi durs. Toutes ces actions ne constituant qu'une mise en scène trompeuse car le vrai débarquement a eu lieu le six juin 1944 à l'aube.

C'était formidable, la mer de Nord était littéralement couverte de navires de guerre, d'escortes et d'approvisionnements outre les sous-marins chargés de les protéger. Quant au ciel, il était noir des onze mille avions alliés ! Et allez-y les bombardiers qui lâchent leurs engins sur les fortifications allemandes baptisées par eux du nom de "Mur de l'Atlantique". Des parachutistes innombrables furent lâchés avec des missions soigneusement préparées. Parmi eux il y avait des Américains, des Anglais, des Canadiens, des Australiens ainsi que des Belges, des Français et des Polonais qui avaient pu rejoindre la Grande-Bretagne.

C'est sur les plages de Normandie que tout a commencé. Du reste, vous aurez certainement l'occasion de voir cela à la télévision. C'est fantastique !

De leur côté, à l'intérieur des pays occupés, l'Armée Secrète des Partisans donnait du fil à retordre aux nazis. Pourtant ces derniers se cramponnaient ne reculant que tout en laissant la mort et les ruines sur leur passage. Au fur et à mesure que les Alliés délivraient les villes ce fut partout une indescriptible allégresse. Bien que peu de gens fussent capables de parler l'anglais, on eut tôt fait de se comprendre pour les recevoir à bras ouverts, comme des sauveurs. C'est inoubliable ! Mais au fur et à mesure qu'on les expulsait, ces damnés Boches eurent recours à une arme diabolique, terrible ! La bombe volante.

Vue aérienne de Herstal prise un jeudi de 1947 (voir les échoppes du marché...).


-"Qu'est-ce que c'est, Pépère ?

-"Il s'agit d'une bombe de cinq cents kilos possédant deux ailes et un moteur à réaction..."

Le réservoir de pétrole en contient juste assez pour effectuer un trajet précis et quand le réservoir est vide, c'est la chute et ça tombe n'importe où. Rien que pour Liège et la banlieue il en est tombé 1854 en causant bien des malheureuses victimes innocentes sans parler des dégâts par milliards. Vi­tesse de ces ordures mortelles : 900 kilomètres/heure. A tous moments les sirènes hurlaient puis on entendait la pétarade du moteur semblable à celle d'une moto et quand la pétarade s'arrêtait cela voulait dire : attention ça va tomber et exploser.

Des milliers d'habitations se sont effondrées de cette manière écrasant les occupants sous leurs décombres. Il faut rendre hommage aux sauveteurs qui, au prix de leur propre vie, ont fait tout leur possible pour sauver le plus de gens qu'ils pouvaient. Anvers et son port ont également beaucoup souffert car les nazis voulaient empêcher l'entrée des navires alliés qui, malgré tout, ont rempli leur mission de déchargement du matériel destiné à écraser une bonne fois les hordes hitlériennes, de vrais abrutis !

Quant à notre cher petit hameau, il n'a pas été épargné par le fléau : des morts, des handicapés à vie, des maisons volatilisées. Et notre vieille demeure a eu, elle aussi, sa part de dégâts : plus de toit ni de fenêtres. Incroyable et pourtant vrai : le souffle de la déflagration avait été si fort que les portes des meubles s'étaient ouvertes et à l'intérieur, les éclats de vitres s'étaient incrustés jusque dans les vêtements de la garde-robe !




Vous connaissez le grand sapin au fond du jardin. Et bien le robot est tombé sur le terrain derrière le sapin. Heureusement, aucun de nous ne se trouvait à la maison lors de la chute. Mes parents faisaient la queue devant une boulangerie de Vottem, Mèmère et les enfants partis glaner au champ et moi, au travail à l'atelier du charbonnage de l'Espérance. Il était à peu près trois heures de l'après-midi et rien qu'en entendant le bruit et la direction d'où il venait, j'ai localisé mentalement le point de chute et j'ai vécu dans les transes pour ma famille jusqu'à ma rentrée chez nous vers quatre heures et demie. Lorsque j'ai retrouvé la famille intacte parmi les décombres, j'ai remercié le Bon Dieu. Il faut avoir passé par de tels moments pour les comprendre.

V1
Comme les bombes V1 (c'était leur nom) n'empêchaient en rien la progression des troupes alliées, les nazis lancèrent les fusées V2 inventées par Von Braun et encore plus dévastatrices que les V1.

Nous, on a trouvé à se caser dans un des abris antiaériens de l'usine Pieper qui n'existe plus.

Ensuite, un très beau baraquement à proximité dans lequel nous avons vécu dix-sept ans tandis que mes parents ont pu regagner leur maison où nous sommes à présent, après les réparations rapides des dommages de la guerre, pour le prix de 46 000 francs en 1946. A l'entrée de l'hiver de 1944, Hitler lança sa dernière carte et ce fut l'offensive "Von Rundstedt" dans les belles Ardennes. Depuis deux mois, les Américains nous avaient délivrés, mais cette offensive désespérée nous donnait à réfléchir. Comment cela va-t-il finir ?

  
Le V2 avait inspiré Hergé...


Enfin, le ciel se dégagea et l'aviation alliée a pu déloger les "Fridolins".
V2

Hélas, que de morts et toujours à cause de Hitler !

Toutes les localités ont souffert mais c'est principalement autour de Bastogne que les batailles ont fait rage. La population a enduré un long martyre, de même les soldats américains qui étaient encerclés. Le haut commandement germanique a sommé le Général américain Mac Auliff de se rendre, mais il s'est contenté de répondre par un seul mot, désormais célèbre : "Nuts !" "Des noix !", en français. Un immense monument en forme d'étoile a été édifié dans la campagne de Bastogne à la mémoire des soldats qui ont perdu leur vie pour nous délivrer. Paix à leur âme. Mais après que les Allemands furent chassés de l'Ardenne, ils reculaient dans leur Reich en se battant comme des lions enragés tellement la propagande hitlérienne les avait fanatisés. Ils prononçaient souvent un salut dont on leur avait rempli le crâne, c'était "Heil Hitler ." Il a fallu les poursuivre jusqu'à Berlin pour leur faire demander pardon !

L'Allemagne n'était plus qu'un tas de ruines parce que, pour mater ces orgueilleux, les avions américains et les Anglais ont pilonné jour et nuit ce pays. Je vous en ai déjà parlé à propos de leur passage mouvementé par ici. La fameuse ligne "Siegfried" dont les nazis étaient si fiers n'a guère résisté aux blindés alliés. C'est à Berlin, ou du moins ce qui en restait, que les Alliés ont rejoint les troupes soviétiques qui, de leur côté, ont découvert, la rage et le dégoût au cœur, les camps de concentration où Hitler et ses complices faisaient mourir des millions de gens qui ne leur plaisaient pas. A se demander comment l'abjection peut atteindre un tel degré I!!

C'est donc à Berlin que l'Armistice fut signé le huit mai 1945. Il va sans dire que ce fut une explosion de joie totale partout dans un enthousiasme compréhensible mais qui ne pouvait pas se comparer au véritable vent de folie qui a déferlé sur l'Europe.

XXVIII. L'APRES-GUERRE

Il arrive que nos petits viennent passer chez nous leur après-midi de mercredi et, un jour, tandis que les filles jouent à la balançoire, les deux aînés Marcel et Xavier viennent près de moi et l'un des deux me dit :

-"Dis, Grand-Père, tu nous a parlé de la fin de la guerre mais on aimerait bien savoir ce qui a eu lieu après"

-"Oh là là. Comme vous y allez. Enfin, je vais essayer de me souvenir, puisque ça vous intéresse"

Mais, tout d'abord, allons nous asseoir dans le gazon de la pelouse, là, à l'ombre...

Donc, résumons, après le débarquement du 6 juin 44, la guerre a encore duré onze mois.

Vous pensez bien que la vie n'a pas repris son cours normal du jour au lendemain. La reconstruction a duré longtemps et coûté fort cher. C'est surtout la jeunesse qui avait hâte de vivre très fort, et cela se comprend.

On a tendance à brûler la chandelle par les deux bouts et on exagère un peu trop, ce qui a donné naissance à ce fameux existentialisme qui dit bien de quoi il s'agit : profiter de la vie au maximum, sans retenue aucune, c'est à cette époque qu'est apparue la drogue qui fait tant de ravages malgré la lutte menée contre son usage.

Les jeunes gens et jeunes filles qui se livraient à des excentricités, on les appelait les zazous !

Par exemple, les plaisirs de la danse n'avaient plus lieu dans des salles mais dans des caves. Il y avait aussi les trop célèbres blousons noirs parmi lesquels des voyous bagarreurs.

  


Après la période zazou, vint la mode des « be-bop », encore une manière quelque peu anormale de vivre, pas très méchante. Un jouet qui a fait fureur alors est le scoubidou qu'on fabriquait fort bien soi-même en tordant un fil électrique isolé de façon à en tirer des sujets tels que des chiens ou autres formes suivant l'inspiration du moment. Il y a même eu des concours de scoubidou !

On a commencé à voir des autocars pour touristes.

Beaucoup de vélos et tandems sur les routes dont fort peu étaient en macadam. Les pavés de l'Ourthe couvraient encore la plupart des routes. Les autos devenaient de plus en plus belles et rapides et les prix plus démocratiques.

Et le bâtiment, mon Dieu, quelle affaire, partout des chantiers qui vous achevaient des buildings en un rien de temps afin de loger les immigrés qui envahissaient notre pays renommé pour son bon accueil.
Eurovision 1954

Mais en ce qui concerne les inventions qui sont surtout le sujet du présent ouvrage, j'ai eu la chance d'assister à des essais, des expériences qui ont permis la naissance d'une des plus formidables réalisations du cerveau. C'est la télévision dont on ne saurait plus se passer. Vous, mes jeunes amis, qui êtes nés depuis qu'elle existe, imaginez un instant si vous deviez vous en passer ! Quel drame.
Et pourtant, nous les vieux, avons vécu de longues années sans ce merveilleux instrument. C'est pourquoi nous l'apprécions mieux.




La photographie elle aussi a évolué. Jadis, pour avoir des photos en couleurs, on disposait d'encres spéciales pour photos. Il fallait d'abord humecter la photo, l'étaler sur une plaque de verre et colorier à l'aide d'un fin pinceau tandis que maintenant, on va la chercher toute faite chez le photographe, dans des couleurs magnifiques. En un mot, la reproduction de l'image et du son atteint un degré de perfection presque absolu.

Mais un événement extraordinaire est arrivé pendant notre génération. L'homme est allé marcher sur la lune chantée par les poètes et, au moment même, la télévision a permis de voir cette conquête vrai­ment miraculeuse.

XXIX. LA MINE

Un mercredi après-midi, notre arrière-petit-fils Marcel vient nous dire bonjour, tout seul car sa maman est partie faire des courses en ville avec sa petite sœur.

Après nous avoir embrassés, il nous raconte avoir lu une publicité concernant un charbonnage désaffecté que le public peut aller visiter. Il me demande l'opportunité de ce genre de visite et aussi si je suis descendu dans le fond d'une mine.

Sur ma réponse affirmative, la petite phrase sou­vent entendue sort toute seule.

-"Dis, pèpère, raconte !"

-"D'accord, mais d'abord quelques explications."
I
l faut savoir qu'au cours des douze années passées au charbonnage, mon travail consistait à entretenir et surtout réparer les multiples machines de toutes sortes. La plupart du temps, c'est à l'atelier que cela se passe puisque c'est là qu'on a tout le nécessaire à sa disposition.

Mais il nous incombait également de descendre au fond nous occuper sur place de grosses machines qui réclamaient périodiquement des soins.

Dans de tels cas, on allait en équipe, munis des pièces de rechange nécessaires et de l'outillage approprié et les opérations duraient parfois plusieurs jours...

Il arrivait aussi quelquefois le lundi que l'un ou l'autre des ajusteurs d'entretien du fond soit absent.

Alors, on choisissait quelqu'un de l'atelier afin d'assurer le service. De cette façon, on reçoit un supplément de salaire égal à vingt-cinq pour cent, toujours le bienvenu.

-"Mais, Pépère, dis-moi, à part les wagonnets, je me demande ce qui peut exister comme machines là, au fond ."

-"Ecoute, à présent que te voilà un vrai jeune homme, je crois qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que tu sois un peu renseigné à ce sujet. Toutefois, ce sera assez long et ça va peut-être te fatiguer.

-"Pas du tout, j'aime bien m'instruire, alors vas-y". Bon, essayons de suivre le déroulement réel des opérations d'extraction du précieux combustible, le charbon. En premier lieu rendons hommage aux géologues, aux géomètres et autres ingénieurs qui ont permis de trouver les couches et de les exploiter pour notre plus grand bien à tous.

-"Pèpère, excuse-moi, je me pose la question de savoir pourquoi il y a du charbon dans le sol, qu'en dis-tu ?"

-"Ta question m'étonne, c'est la nature qui est ainsi ! A propos de la houille, il est bien connu qu'elle est d'origine végétale, tu dois l'avoir lu dans les livres. Depuis la nuit des temps, la terre était en évolution, en cours de formation géologique donc livrée à de monstrueux soubresauts qui ont finalement sculpté la planète que nous habitons. Par ailleurs, les séismes font encore bien des ravages."

C'est de la sorte que des forêts entières furent englouties qui sous les pressions terribles subies se sont au fil des siècles pétrifiées pour devenir la houille. Il faut remarquer que l'espèce de charbon est fonction de la végétation carbonifère qui couvre le terrain. Par exemple, le charbon de Campine est gras parce que les arbres de cette région sont les sapins donc résineux. D'un autre côté le sillon Sambre et Meuse produit un charbon plutôt maigre en raison de l'essence plus dure des arbres : chêne, orme, hêtre et remarquons encore que les couches sont en général inclinées dans le même sens que les versants des vallées sous lesquelles elles se trouvent. Mais pas toujours, il y a parfois des exceptions.

"Mais c'est formidable ce que tu dis là !"

-"Tant mieux puisque ça t'intéresse, je continue."



Voyons maintenant les machines du fond. Supposons qu'un puits d'extraction existe ainsi qu'une galerie que l'on creuse. Pour ce faire, on utilise une perforatrice mue par de l'air comprimé à une pression de sept kilos par centimètre carré. Munie d'une longue mèche, elle fore des trous qui reçoivent chacun une cartouche explosive reliée à un appareil de mise à feu placé loin de tout risque.

A la mise à feu, la déflagration est effrayante, les débris lancés loin et une poussière incroyablement épaisse. Il faut attendre qu'elle se soit dissipée quelque peu pour pouvoir évacuer dans des berlines le tas de roches. Toutefois, de petits aspirateurs à air comprimé font ce qu'ils peuvent pour avaler et noyer la poussière, mais les résultats sont assez minces. Bien entendu, avant de procéder au tir on a soin de vérifier si l'air ne contient pas de grisou !

C'est comme cela qu'on creuse les galeries qui vont donner accès aux couches de houille. D'habitude, ces galeries creusées dans la roche et aussi dans les zones de schiste très friable, ont une hauteur suffisante pour pouvoir y marcher à son aise. On y place une ou deux voies ferrées selon le cas. Bien entendu, on les rend plus solides par un étançonnage approprié soit en bois ou à l'aide de cintres en acier.

Il n'est pas difficile d'imaginer la quantité de poussière que ces travaux ont provoquée. Les ouvriers qui les exécutent contractent rapidement la terrible et sinistre silicose cause de tant de victimes...

Naturellement ces hommes ont tous une "chique de rote" en bouche qui leur fait cracher la poussière de la bouche, oui, mais les poumons... Il existe de petits aspirateurs à air comprimé mais les résultats sont plutôt minces.

Nous voici donc parvenus au charbon, instant solennel ! Une fois la poussière un peu dissipée, c'est le mineur, l'ouvrier à veine comme on dit, qui se met à l'ouvrage afin de fouiller la houille que son manœuvre met dans une berline.

Le pied de la veine à exploiter sera établi à une hauteur suffisante afin que le déversement de la berline, il doit remonter à genoux et pousser à nouveau la houille vers le bas de la taille.

Au fur et à mesure que la veine est exploitée, presque toujours en montant, le manœuvre ne saurait plus suivre ses aller et retour à pousser la production, alors on introduit des couloirs en tôle qui aideront à évacuer plus rapidement le charbon vers la berline !

Tout cela à la lueur d'une petite lampe et dans des positions peu confortables car il ne fait pas haut dans les tailles. Toujours moins d'un mètre, rarement plus. Ajoutes-y la poussière et tu comprendras tout seul.

Par contre, certains charbonnages n'ont pas cet inconvénient mais plutôt le contraire. Là-bas, les mineurs sont astreints à travailler dans la boue, couchés ou accroupis, tout simplement parce que le terrain est spongieux. Dans de telles conditions, il est fatal que ces malheureux ne tardent pas à contracter des maladies diverses. Je te signale également les rats, mais oui, qui sont les occupants non désirés de ces lieux.

Donc le mineur creuse de plus en plus, le chantier s'allonge et le manœuvre ne parvient plus à acheminer assez vite le charbon car il ne faut pas oublier qu'à chaque volée qu'il a poussée jusqu'à la berline, il doit remonter à genoux et pousser à nouveau la houille vers le bas de la taille.

A ce moment là, l'équipe de nuit vient installer un couloir oscillant. Je vais essayer d'expliquer de mon mieux ce que c'est.

Imagine des tôles en forme de corniches demi-rondes reliées entre elles par des boulons et qui reposent sur des galets ou roulettes. Le couloir ainsi constitué est animé d'un mouvement de va-et-vient par un gros moteur à air comprimé. Mais ce moteur est en réalité un gros cylindre dans lequel se déplace un piston, lentement dans un sens mais brusquement dans l'autre ce qui veut dire que le charbon contenu dans le couloir descend en même temps que le couloir, mais celui-ci remonte trop vite et glisse sous la couche de charbon ce qui fait qu'à chaque mouvement du couloir, notre charbon s'achemine par bonds successifs jusqu'à la berline qui le reçoit. Ingénieux, non ?

Bien entendu, là encore, poussière ou boue pour l'ouvrier qui les remplit.

Dès que le nombre de berlines requis est atteint, une autre rame remplace celle qui est tout de suite évacuée par un cheval qui les tire vers le puits d'extraction. A noter que les chevaux ont été mis au chômage suite à la venue des petites locomotives.

Dans les galeries, règne un agréable et léger courant d'air produit par un immense aspirateur placé à la surface.

La température moyenne est de neuf degrés en été comme en hiver, du moins à la Petite Bacnure, mais dans les tailles où l'air arrive plutôt mal, il fait plus chaud, c'est normal...
Nous avons donc suivi la rame à travers les galeries et passant à plusieurs carrefours dans lesquels le conducteur actionne les aiguillages. Quand nous parvenons près du puits de mise en cage des berlines à raison de deux à chaque étage de la cage. On est agréablement surpris par la clarté qui règne là-bas : des lampes d'abord faibles, puis de plus en plus claires à mesure qu'on approche du puits mais quittons les berlines pour entrer dans une grande salle latérale, ce sont les écuries des chevaux, très propres. Les litières sont pourvues de paille fraîche, les mangeoires bien remplies, chaque stalle est surmontée du nom du cheval titulaire. On y respire un air sain, l'éclairage bien calculé. Les déchets et l'urine sont immédiatement évacués dans des wagonnets spéciaux et remontés au jour. Plusieurs chevaux se reposent, ils travaillent comme les hommes à tourde rôle.

Il est visible que les palefreniers aiment les bêtes. En plus, un vétérinaire les visite régulièrement. Fait curieux, quand vient la relève d'une équipe, inutile de le dire aux chevaux, ils le sentent et mieux vaut de ne pas se trouver sur leur route à ce moment ! Le samedi, on les remonte et il faut les voir batifoler dans leur prairie et brouter l'herbe fraîche !

A ce propos voici une petite anecdote amusante que je vais vous raconter, écoutez. C'était durant la guerre 40-45 au charbonnage de Wandre à l'étage 650. Un ancien soigneur du cirque Sarazani (détruit par un incendie à Anvers) s'était reconverti en conducteur de cheval du fond et en se servant de l'expérience acquise avait appris des tours de cirque à son cheval.

C'est ainsi que descendu pour un travail, j'ai assisté à ce spectacle lors de la pause de midi en même temps que quelques mineurs sortis de leur taille afin de casser la croûte à un large carrefour de galeries.

A la seule lueur de nos petites lampes; le quadrupède a exécuté une série de numéros dont je ne me souviens plus très bien mais qui nous a fait oublier la guerre ! Pour le remercier, chacun lui a donné un morceau de pain pourtant bien rare alors, brave bête va !

Tu te rends compte ? Du cirque à 650 mètres sous terre ! Comme de juste, de vigoureux applaudissements ont salué la fin de ce divertissement inattendu et la pause étant finie, chacun est retourné à son boulot.

-"Ma foi, j'aurais aimé voir ce spectacle. Mais, grand-père, qu'y a-t-il comme machines au fond de la mine ?"

-"Beaucoup plus que ce que tu crois."

Tout d'abord les pompes d'exhaure absolument nécessaires : dans notre pays au climat souvent pluvieux, il est fatal que l'eau de pluie s'infiltre dans le sol en fonction de sa nature plus ou moins spongieuse ou rocheuse.

Pour parer à ce phénomène, on installe des pompes soit centrifuges soit à pistons. Ces pompes aspirent l'eau contenue dans de grands puisards alimentés, eux, par de plus petites fonctionnant à l'air comprimé et placées aux endroits adéquats. Elles déversent leur eau par des tuyaux qui courent le long des parois des galeries et aboutissent aux puisards ou citernes. Cette eau est alors renvoyée à la surface au moyen de puissantes pompes installées aux différents étages de façon à éviter une surcharge des tuyaux d'exhaure. En effet, la pression augmente d'un kilo par centimètre carré, tous les dix mètres verticalement et il vaut mieux ne pas trop forcer la pression de l'eau tant pour la sécurité des tuyaux que pour les joints qui les relient entre eux.

Bien sûr, la pression diminue au fur et à mesure que l'eau approche de la surface. Arrivée là, elle est versée dans de vastes bassins de décantation. Comme cette eau contient forcément de la poussière vu sa provenance, elle a tout le temps de déposer cette poussière au fond du bassin.

Au bout d'un certain temps, la boue est retirée et on en fait du "schlam" qui sert à la confection de boulets, combustible bon marché.

D'immenses filtres débarrassent l'eau des dernières impuretés qu'elle pourrait encore contenir puis, toujours au moyen de pompes, envoyée dans un grand réservoir et par différentes tuyauteries, sert à alimenter d'abord les chaudières qui en absorbent une grande quantité, ensuite au lavoir à charbon où elle séparera le schiste du charbon.

N'oublions pas la buanderie, les salles de douches plus tous les besoins des installations sanitaires ainsi que tous les besoins en eau non potable. Toutes ces pompes doivent être très bien entretenues, il y va de l'existence même du charbonnage.

Dans la mine, il faut aussi beaucoup de treuils pour les plans inclinés. De ces plans inclinés, il faut retenir ceci : si on devait relier chaque veine directement au puits d'extraction, cela reviendrait trop cher et serait bien trop compliqué. Alors, dans le but de faire communiquer les différents chantiers dans des conditions plus logiques, avec des galeries conduisant au puits, on établit des plans inclinés qu'on appelle grêle, frein, sous-puits, balance etc... ou encore d'autres appellations suivant la région. Afin d'animer tout cela, on se sert de treuils, la plupart à air comprimé mais souvent à moteur électrique.

-"Pèpère, tu viens de parler de balances, qu'est-ce que ça veut dire ?"

-"Bonne question, en effet, je vais essayer de te faire comprendre de quoi il s'agit."

Eh bien supposons qu'à 350 mètres il existe une couche de charbon rentable mais trop difficile à relier au puits. Admettons encore qu'à 375 mètres existe une galerie qui dessert d'autres chantiers en exploitation. On creuse alors un tunnel en pente qui permettra au chantier de 350 mètres d'évacuer sa production 25 mètres plus bas par le truchement d'une balance. C'est le nom du tunnel doté d'une double voie ferrée. Un câble en acier tait correspondre les voies par l'intermédiaire d'une poulie à gorge placée au sommet du plan. Là, on accroche une berline pleine, d'un poids de 900 kilos tandis qu'au pied du plan, on accroche une vide. Une simple poussée à la pleine et la voilà engagée dans la descente entraînant l'autre dans la montée; de là le nom de balance. Bien sûr, la poulie est munie d'un frein cela se comprend. Un simple système de sonnettes permet aux opérateurs de communiquer par un code très facile.

Comme tu vois, c'est pratique et ça ne consomme rien ! Si les étages sont assez distants verticalement l'un de l'autre, par exemple 60 à 70 mètres, il va de soi qu'un plan incliné serait vraiment trop long et d'un prix de revient exagéré. Dans ce cas, on a recours au sous-puits, tout à fait comme le puits qui va jusque la surface mais en plus petit. Là aussi, la sonnette est inévitable pour permettre l'accomplissement correct des opérations de montée et de descente. Ce sous-puits est mis en branle par un gros treuil à moteur électrique et le travail s'y effectue à la lumière de lampes électriques.

Bien entendu, il s'agit de moteurs spéciaux étanches et que le méthane, le sinistre grisou ne saurait atteindre du moins dans sa partie interne, toujours sujette à faire des étincelles et à provoquer des incendies...

Puisque nous parlons de machines souterraines, voici encore un exemple, écoute.

Il est normal qu'à force de creuser le sous-sol, les chantiers s'éloignent de plus en plus du puits.
Alors, plus question d'utiliser les chevaux avec un conducteur à chacun, cela reviendrait trop cher. En réalité, la galerie principale s'étend parfois sur plusieurs centaines de mètres. C'est alors qu'on établit un traînage constitué en premier lieu par un puissant treuil à mouvement continu, c'est-à-dire qui tourne toujours dans le même sens. Sur les grandes poulies dudit treuil passe un câble d'une pièce qui est supporté par toute une série de grosses poulies et qui va de cette manière jusqu'au puits d'extraction où il passe sur un volant égal à la largeur des deux voies de berlines et qui retourne au treuil par l'intermédiaire des poulies pendues au plafond. A noter que ce câble tourne sans arrêt. Les rames de berlines sont accrochées avec adresse au moyen de moufles munies d'un court câble, avec crochet pour la première.

Une fois arrivées au puits, on les décroche et on les engouffre dans la cage qui les remontera à la surface à raison de 60 kilomètres/heure. Pas mal hein ?

Mais rassure-toi, quand il s'agit de personnel ou de chevaux, la vitesse en sens vertical ne dépasse
Lampe de mineur
jamais neuf mètres par seconde soit environ 32 kilomètres à l'heure, ce qui n'est pas mal non-plus !

"Dis, Pépère, ça doit faire drôle quand on descend ?"

-"Ma foi oui, mais on s'y habitue vite. Comme tu vois, la mine est une véritable usine souterraine"

-"Et tout ce que tu racontes là se passe principalement à la lueur de petites lampes de mineurs ?"

-"Marcel, entendons-nous bien...

Avant tout, quiconque veut se rendre au fond, doit d'abord se procurer un chapeau en cuir, puis se rendre à la lampisterie y remettre un jeton à son numéro-matricule en échange d'une lampe.

Précautions élémentaires faciles à comprendre. Mais tout le monde ne reçoit pas de lampe électrique. Les gradés, eux, reçoivent une lampe à benzine, voici pourquoi : en cas de présence dans le fond, de gaz dangereux, la flamme se met à vaciller plus ou moins et on sait plus ou moins à quoi s'en tenir.

C'est grâce au chimiste anglais Humphry Davy qu'on a une certaine protection pour déceler la présence du grisou dans l'air. Il est mort en 1829. Toutefois, là où fonctionnent des pompes ou autres machines mues par moteur électrique, il va de soi que l'éclairage est meilleur mais sans exagération afin d'éviter l'éblouissement en sortant de ces endroits. Il en est de même au puits d'extraction doté d'un éclairage suffisant suivi de quelques lampes dans la galeries, de plus en plus faibles afin de laisser les yeux s'adapter à l'ambiance des petites lampes des mineurs.

D'autre part, outre les sonneries de commande des cages, il y aussi le téléphone qui met, si besoin, le préposé en relation avec le machiniste à la surface. Un deuxième puits est situé à quelque distance du principal. C'est par celui-ci que l'air souillé est rejeté dans l'atmosphère par le truchement d'un formidable aspirateur dont je t'ai déjà parlé.

En hiver, ce puits est auréolé de vapeur provenant de la respiration des êtres vivant dans les entrailles de la terre.

Je crois avoir déjà dit que, pour éviter les éboulements, les tailles et les galeries sont largement étançonnées soit avec du bois ou par des cintres en fer et même parfois bétonnées.

-"Ah ah, à propos, tantôt, je parlais des couloirs oscillants, tu te souviens ?"

-"Certainement, tu disais qu'il s'agit d'un moyen d'évacuer le charbon hors des tailles, c'est bien ça ?"

"Bravo, tu retiens bien, mais il existe encore un autre procédé dont je voudrais te parler : le "scraper"

-"Qu'est-ce que c'est ça, le "scraper " ?

-"Tout d'abord, ce mot anglais signifie gratter et en effet, il s'agit d'un traîneau qui ramène le charbon produit et le déverse dans une berline."

-"Raconte-moi un peu en détail comment ce "scraper" fonctionne."

-"Bon, mais commençons par le commencement...

Tout au bout de la taille, à côté de l'ouvrier mineur, on cale solidement un vérin entre le sol et la voûte et on y attache une grosse poulie à gorge protégée par un garant. Sur cette poulie passe un câble en acier dont les deux bouts sont fixés chacun sur un des deux tambours d'un treuil fixé lui aussi à un solide vérin au pied de la taille. Le traîneau ou "scraper" est accroché à l'avant et à l'arrière par deux brins du câble venant des deux tambours du treuil, un pour remonter la pente, l'autre pour la descente. En haut de la taille, le clapet du "scraper" est au sol et va gratter le sol couvert de charbon jusqu'à la berline qui le recevra. En remontant, le clapet mobile se relève chaque fois qu'il passe sur un morceau de charbon. Ces treuils sont généralement actionnés à l'air comprimé. A chaque déversement, le préposé avale une dose de poussière, évidemment, pauvre homme !

Comme tu vois, la mine est une usine souterraine où chacun accomplit sa tâche au mieux possible sous la conduite de chefs qualifiés car la responsabilité qu'ils assument est lourde tant pour la sécurité de tous que dans le but d'assurer une production rentable.

-Ecoute, Marcel, ça suffit pour aujourd'hui d'accord ?

-Ca va, mais à ma prochaine visite, j'aimerais que tu me dises ce que devient le charbon une fois remonté à la surface de la terre.

-Je ferai de mon mieux car cela me fait bien plaisir que tu t'intéresses aux choses du passé. Bravo Marcel !

-C'est parce que j'ai lu quelque part que pour préparer l'avenir, il est bon de connaître le passé.

-C'est très bien, ta sagesse te récompensera.

Par parenthèse, j'aime visiter les musées qui sont, à mes yeux, des leçons d'humilité. En effet, lorsqu'on sait que nos aïeux ne disposaient que de moyens très limités, on rougit de honte car, malgré les progrès, personne n'est plus capable de produire les merveilles de toutes sortes qui font la gloire des musées et des collectionneurs.

Pour en revenir au charbon, depuis l'époque (1936-1948) où j'ai modestement accompli mon travail d'ajusteur, bien des changements ont eu lieu, c'est certain.

On a fermé tous les charbonnages wallons alors que, selon des professionnels de la houille, certaines couches contiennent encore des réserves rentables. Qui a raison ?

A la place de ce charbon, on épuise largement les gisements de pétrole sans se soucier de ce qui restera pour nos descendants. Certes, il y a des gens qui essayent d'exploiter d'autres sources d'énergie: le soleil, le vent, les cours d'eau, etc. mais on ne les aide guère. Plus tard, tu comprendras le vrai motif de cette attitude...

-Pèpère,j'aimerais savoir ce que devient le charbon une fois arrivé à la surface, peux-tu me le dire ?

-Globalement oui, mais ce sera assez long.

-Ce n'est rien, ça m'intéresse, continue Pépère !

-Je t'admire pour l'importance que tu accordes aux choses du passé qui ont fait la richesse de la Wallonie.

-Primo, la cage arrive au jour à la vitesse de vingt mètres par seconde. Alors des taquets sont abaissés sur lesquels va se poser la cage et ses quatre berlines. Un dispositif automatique les débloque deux par deux aux deux paliers de la cage, alternativement. Elles sont poussées hors de la cage par des berlines vides qui prennent leur place. Les arrivantes roulent sur des rails en pente et parviennent au culbuteur qui n'en admet qu'une à la fois et la cale par le même verrouillage appelé étoile.

Le culbuteur est une espèce de cage encastrée dans deux grands cercles posés sur des galets rotatifs.
Dès qu'une berline y pénètre, elle est bloquée puis fait un tour complet pendant lequel elle se vide.
Revenu à son point de départ, le culbuteur libère la berline et elle va parcourir le circuit qui la ramène en face de la cage en vue de la prochaine descente.

Quant au charbon brut (et aux pierres), il tombe dans un grand tamis, mis en mouvement par un moteur électrique, où s'effectue déjà un premier triage et, suivant leur taille, les morceaux vont dans des chêneaux respectifs. Les plus gros passent dans un puissant concasseur. Ce mélange de charbon et de pierres est reçu dans une trémie qui le distribue à une chaîne à godets qui le transporte au sommet du lavoir. Là-bas, le tout est distribué au triage manuel suivi du passage au lavoir où se fera la séparation finale du charbon et du schiste.

-A propos, est-ce que ceci ne te fatigue pas trop?

-Au contraire, c'est fort intéressant.

-Tant mieux car tu n'es plus un enfant et il est bon que tu saches ce qu'on faisait jadis dans notre pays !

Tout en haut du lavoir, la chaîne à godets déverse tout sur un gros transporteur en panneaux en tôle articulés les uns sur les autres.

De part et d'autre et sur toute la longueur de l'appareil, des femmes retirent tout ce qui n'est pas charbon et jettent les déchets dans de grands entonnoirs d'où ils partiront vers le terril.

Arrivé au bout du transporteur, le charbon débarrassé des corps étrangers passe à l'étage suivant et là, écoute bien. Une véritable petite rivière est enfermée dans un large conduit et un assez fort courant est entretenu par une grosse pompe de circulation. Le principe de ce dispositif est basé sur la différence de densité entre la pierre et le charbon. De gros pistons en bois dur agitent sans arrêt la rivière de sorte que le charbon a tendance à rester à la surface de l'eau tandis que les déchets de schiste plus lourds restent au fond. A la sortie du couloir d'eau, un système de clapet est réglé de façon à ce que le charbon passe au dessus et le schiste en dessous !

Juste à la sortie, deux chêneaux reçoivent l'un le charbon et l'autre les déchets qui seront dirigés vers le terril. L'eau chargée des poussières donc salie est envoyée dans d'immenses bassins de décantation où les poussières vont au fond et deviendront du schlamm et après, des boulets. L'eau utilisée provient des pompes souterraines.

Le charbon, enfin propre, passera alors dans des cribles, gros tamis garnis de claies en tôle à trous de plus en plus petits qui détermineront les calibres commerciaux du combustible.

De grandes trémies-réservoirs ou silos recevront les différentes variétés de charbon pour être expédiées à des fins domestiques ou industrielles.

La propreté du charbon a une grande importance parce que des usines spécialisées en retirent une foule de produits comme le goudron, l'asphalte, de l'engrais et même des composants de certains médicaments !

Dans le but d'éviter toute perte, même la poussière est récupérée. Voici comment. Toutes les machines dans lesquelles la houille est agitée avant son passage dans l'eau du lavoir, font de la poussière, c'est inévitable. Ces machines sont enfermées dans de grandes housses reliées par des buses à un aspirateur qui envoie le tout dans des appareils qui ne laissent passer que le tout fin destiné aux gicleurs des chaudières tandis ce que les particules moins fines vont rejoindre le schlamm.

-Mais, Pèpère, cette poussière qui a alimenté les feux des chaudières, que devient-elle ?

-Excellente question Marcel. En effet, de par sa finesse, ce combustible une fois brûlé s'échappe par la cheminée et va souiller toute l'atmosphère environnante. C'est pour éviter ce désastre que la fumée passe d'abord dans une chambre de dépoussiérage où elle est arrosée par des pommes d'arrosoir spécialement conçues à cet effet. La bouillie ainsi formée tombe au fond de la machine et de là est envoyée au terril.

-Eh bien, Pèpère, je te remercie de tout ce que tu viens de me dire sur le charbon, c'est merveilleux!

Maintenant laissez-moi vous embrasser, Mémère et toi car il faut que je rentre à la maison pour raconter ce que tu viens de m'apprendre sur le charbon.

-Dis moi, as-tu toujours travaillé dans des charbonnages ?


-On non, j'y suis resté douze années mais j'ai poursuivi ma carrière d'ajusteur réparateur de machines, mais cette fois en usine jusqu'à la fin de mon activité d'ouvrier. Maintenant retourne, et en rentrant n'oublie pas de dire à ta maman et à Chantal que nous les embrassons sur les deux joues.


XXX. LE DECOUPAGE

C'est notre arrière-petit-fils Marcel qui montre le plus d'intérêt à mes évocations du passé. Il est même assez fréquent de le voir venir seul, le mercredi après-midi et s'entretenir avec nous de sujets qui n'ont plus rien d'enfantin.

C'est ainsi que l'hiver dernier, le voici et après demande réciproque des nouvelles de la famille, il me pose une question d'un air étonné:
Accessoires pour chantourner.

-Pépère, au moment où j'entrais, je t'ai vu sortir de ton petit atelier, est-il indiscret de savoir si tu fabriques encore quelque chose en plein hiver?

-Il n'y a aucun mystère. Tu n'ignores pas que j'aime passer mon temps à confectionner ce qui est utile ou agréable et comme je ne suis pas trop mal outillé, beaucoup de choses sont possibles à peu de frais.

Par exemple, ces jours-ci je construis une crèche car c'est bientôt Noël et la crèche actuelle a vingt-cinq ans. J'en veux une plus belle de la taille assortie à celle des nouveaux santons.

"Dis donc, c'est bien compliqué ce que tu veux faire".


-"Pas du tout, il suffit de s'organiser, de réfléchir pour savoir exactement ce qu'il faut faire.

En premier lieu, dresser quelques croquis de l'objet qu'on se propose de réaliser, ensuite les soumettre à l'attention de Mémère dont l'avis n'est jamais négligeable et choisir le plus adéquat.

Vient alors une occupation passionnante : dessiner chaque élément et établir les dimensions exactes. Ce travail peut prendre plusieurs jours mais qu'importe, on s'amuse !

Attends, je vais te chercher deux ou trois plans, tu comprendras mieux". Le temps de traverser la cour et je reviens avec les plans en disant à Marcel :

-" Tu vois ces dessins et ces chiffres, chaque dessin est de la grandeur du morceau à découper avec une scie spéciale. Je colle les dessins sur les feuilles de contre-plaqué et il ne reste plus qu'à suivre les traits avec attention.
  
Puis vient l'assemblage de tous les morceaux toujours en suivant le plan d'ensemble, à l'aide de colle et de fins clous. Je te dis que c'est passionnant!

Alors c'est le finissage au papier verré. Ce n'est pas tout bien entendu il faut soigneusement enlever la poussière produite par le papier verré.

Reste la peinture et le stucage, le garnissage et quand le tout est bien séché, on n'a plus qu'à l'installer au bon endroit et y introduire la Sainte Famille, les bergers et leurs moutons, le bœuf et l'âne le tout surmonté de la banderole en carton sur laquelle on a inscrit "Gloria in Excelsis Déo", et attendre le beau Jour de Noël!

-Eh bien Pèpère je te souhaite bon courage.

-Comment bon courage? Mais je trouve tout naturel de ne jamais baisser les bras lorsqu'on est pensionné. En hiver, les occupations au jardin sont fort limitées et rester inactif ne me tente pas sauf en cas de maladie bien sûr.

D'ailleurs, si cela ne t'ennuie pas, écoute comment on se distrayait quand on n'avait ni radio, ni télévision, ni stades de sports. On s'ennuyait crois-tu ? Pas du tout !

Par exemple la promenade qui existe toujours mais ne se pratique plus comme avant. Je t'ai déjà parlé des charmes de l'île Monsin. On se rendait aussi au bois de Pontisse. Les routes étaient beaucoup moins dangereuses que de nos jours et l'air n'était pas vicié par les gaz nocifs que répandent les moteurs d'auto. C'est la rançon du progrès!

A la mauvaise saison, et comme les journées de travail étaient plus longues, les travailleurs rentraient tard et, après toilette et souper, on se réunissait autour de la "plate-buse" ou de la cuisinière pour bavarder quelque peu pendant que les enfants faisaient leurs devoirs à la lueur du quinquet. On se couchait tôt pour pouvoir se lever tôt pour le travail et l'école.

Cependant, dans la plupart des ménages, au moins un membre savait jouer d'un instrument de musique: petite flûte à six trous en fer blanc, harmonica à bouche, accordéon etc... Beaucoup d'hommes faisaient partie de l'harmonie locale et très nombreux étaient les comédiens amateurs inscrits dans des sociétés dramatiques ou de chorales.

 En outre, dans les ménages où plusieurs mem­bres travaillaient, il y avait souvent un de ces bons
 vieux phonos comme celui dont j'ai dit quelques mots à propos de mon oncle Joseph.

Les femmes avaient toujours quelque chose à faire car, je l'ai déjà dit les ustensiles électriques n'existaient pas. J'ai connu des femmes qui, en plus du ménage, élevaient des moutons, les faisaient paître le long des chemins et avec la laine qu'elles filaient sur un rouet à pédale, elles tricotaient de chaudes vareuses, de douillettes écharpes des mou­fles bien chaudes et des chaussons pour l'hiver. Ah le courage de nos aïeules !

Quand je te dis qu'on n'avait pas le temps de s'embêter ! Si l'on était vraiment libre, pour se distraire, on avait également les jeux de toutes sortes.

Les jeux de cartes sont trop connus, n'insistons pas.

Il y avait aussi le jeu de l'oie, le loto, le domino, le jeu de dames, les échecs, dont beaucoup sont encore pratiqués actuellement.

On jouait aussi simplement avec son seul esprit comme les devinettes, les charades etc...

La plupart des jeux qu'on entend à la radio ou même à la télévision sont des dérivés de ceux pratiqués jadis. Mais en voici un que je te conseille d'essayer. Tu prends un jeu de cartes et tu te mets à construire une pagode la plus haute possible. Tu crois que c'est trop facile, trop naïf ? Et bien vas-y, essaye. Bonne chance, nous verrons si tu sauras maîtriser tes nerfs.

A notre époque de confort et de modernisme, il se trouve encore des hommes et des femmes, des garçons et des filles qui s'adonnent à des plaisirs simples et sains. Tant mieux !

XXXI. LES METIERS DISPARUS

Hé oui, le temps passe. Mes chérubins grandissent ils sont presque adolescents et leur mentalité s'adapte à leur époque, ce qui est tout naturel. Et pourtant il leur arrive de me poser des questions sur la vie d'autrefois.

Par exemple, après une visite au musée local, les garçons me demandent comment on travaillait avant les robots et l'informatique. En me limitant à la seule énumération des métiers et artisanats qui ont fait la gloire et la richesse de Herstal, il y en a beaucoup plus qu'on ne pourrait croire dont on ne parle pratiquement plus.

En premier lieu, les professions qui ont un rapport avec la mienne : ajusteur, donc les métaux ouvragés. Dans ce métier, on se sert surtout de limes dont on dispose obligatoirement d'un stock car elles s'usent plus ou moins vite selon la dureté du métal à façonner. Afin de les rendre à nouveau utilisables, on les remet au tailleur de limes qui, après recuit pour les rendre aptes à recevoir une nouvelle taille conforme à l'ancienne qui vient d'être enlevée à la meule. Pour cela, il emploie de petits burins (en wallon des hèrpais) et, avec une incroyable dextérité, taille de nouvelles dents au format voulu puis les trempe pour leur restituer la dureté initiale. Ce sont de vrais artistes fiers de ce qu'ils font. Il y a aussi la taille mécanique sur des machines ad hoc. Herstal comptait plusieurs excellents tailleurs de limes dont il subsiste peut-être encore quelques exemplaires.



Des forgerons un peu partout, forgeaient un peu de tout : des fers à cheval, des clous adéquats, des haches, des marteaux, des rampes d'escalier, des balustrades pour balcons, des barrières, des clôtures, etc... Quelques ferronneries subsistent encore. Les fonderies pullulaient littéralement un peu partout afin de fournir les pièces de tous genres qui étaient usinées dans les fabriques de Herstal ou d'ailleurs. Tous les métaux y passaient : fonte brute, fonte malléable, cuivre, maillechort, alliages divers, etc...

-Mais dis donc, Pépère, est-ce qu'il y avait du travail pour les jeunes, je serais curieux de le savoir.

-Bien sûr c'est en commençant de bonne heure qu'on arrive à devenir de bons ouvriers qui travaillent avec goût.

Par exemple, dans les fonderies évoquées, il fallait que le sable des mouleurs soit tamisé très fin, qu'il soit tout ce qu'il y a de propre et dosé avec exactitude du degré d'humidité idéal. Ce boulot était confié à de jeunes gens. Il y a aussi les noyauteurs et noyauteuses, travail qui consiste à confectionner dans des moules spéciaux, des objets en sable renforcés souvent par un bout de fil de fer et qui ont la forme de l'excavation qui existera au sein de la pièce à couler. Là encore, les jeunes gens ou des femmes remplissaient parfaitement leur tâche.

-Bon, compris, mais la pièce elle même raconte un peu.

-En tout premier lieu, il faut disposer d'un modèle, généralement en bois fabriqué par le modeleur comme il en existait de merveilleux et encore à présent, bien sûr. Profession de haute valeur car il faut tenir compte de la matière qu'on enlèvera à l'usinage et du retrait que la pièce va subir en refroidissant.

Le mouleur, lui, dispose de châssis ou cadres pourvus de douilles d'accrochage qu'il place sur sa table parfaitement droite et propre. Il le remplit de sable préparé comme je le dis plus haut dans lequel sable il va creuser la forme de la moitié du modèle tandis que l'autre moitié prendra place dans l'autre châssis muni de broches qui se logeront exactement dans les douilles de l'autre châssis.

Naturellement, le modèle est d'abord retiré et il servira autant de fois qu'il y a de pièces à obtenir.
Quand il s'agit de petites pièces, on prépare une plaque modèle ce qui accélère le travail.
Les châssis sont mis à sécher après y avoir placé les noyaux et quand arrive le moment crucial de la coulée, c'est le fondeur et son aide, tous deux vêtus de tabliers en cuir, gantés idem, qui retirent le creuset brûlant et, à l'aide de grandes pinces vident le métal en fusion dans les orifices des châssis. C'est impressionnant de les voir opérer calmement, rouges comme des démons !

Lorsque tout est refroidi, on démonte les châssis, on démolit les moules et on retire les pièces reliées entre elles par le jet de coulée, vrai cordon ombilical. Il faut alors les détacher. Encore un travail de jeune qui les déposera dans un grand tonneau horizontal monté sur pivots, ensuite, une fois le tonneau refermé, enclencher la machine et en avant, cela fait un boucan de tous les diables, les pièces se heurtent les unes contre les autres et c'est ainsi que le sable est détaché, on pourra alors mettre les pièces à l'atelier de finissage.

LE CHEVAL
-Dis, Grand-père, tu racontes si bien ça qu'on aurait envie d'en faire autant.

-Heureux de t'entendre, mon garçon. Mais si on parlait un peu de ce qu'il faut pour le cheval, pas pour le nourrir, mais pour son travail. Comme partout ailleurs, Herstal se servait énormément du valheureux ami de l'homme.

C'est ainsi qu'outre les fers des forgerons, il y avait également des fabricants de harnachements, colliers, et la bourrellerie, le cuir, etc...

LES CARROSSERIES
Bassin du Commerce, Coronmeuse.
N'oublions pas les carrosseries qui fabriquaient tous ces véhicules à traction chevaline ou à main. De la riche calèche jusqu'au camion de livraison sans oublier les lourds tombereaux qui servaient au transport du charbon de la Petite Bacnure jusqu'au port fluvial de Coronmeuse, de vraies caravanes tous les jours !
La charpente, la caisse, les roues cerclées de fer, les garnitures intérieures, la peinture, tout était fait sur place. Ainsi, cercler les roues est un travail de très grand intérêt. En effet, après relèvement de la roue en bois d'acacia, le plus souvent, il faut cin­trer la barre de fer plat, souder les bouts à la forge, réchauffer pour dilater et l'introduire de force sur la roue en bois puis se précipiter avec les seaux d'eau pour refroidir le tout. Que c'était passionnant !
Après cela, forer des trous dans le cercle et y placer des boulons spéciaux. Voilà le travail !

LES MOTOS
Dans ma jeunesse, j'ai connu quatre fabriques de motos à Herstal : la Fabrique Nationale, Saroléa, Gillet, Brondoit, dont les produits ont remporté des trophées partout dans le monde.
Pour suivre, voici une liste que je dresse de mémoire et qui concerne des professions dont fort peu subsistent.

-"Tu écoutes, Marcel ?"

-"Oui, Pèpère, je t'écoute très attentivement."

Les voici donc pêle-mêle : tailleurs de limes, forgerons, charpentiers, tailleurs d'habits, fonderies, et personnels, émailleries au four, émailleurs de vélos, autos et motos, polissage-nickelage au four, conducteurs de tram, houilleurs, gardes-barrières, allumeurs de réverbères, limeurs de cadres de vélos et motos, monteuses de roues, opérateurs de cinéma, musiciens dito, artistes, artistes de music-hall, laitiers avec charrette, grappilleurs de terrils, chauffeurs pour chaudières et gazogènes, rectifieurs de cylindres, boulonneries, loueurs de charrettes, monteurs de T.S.F. pontonniers au canal, remorqueurs, loueurs de chevaux, couveuses à pétrole, réparateurs d'ustensiles de ménages.

Comme tu le constates, les métiers exercés à Herstal et à La Préalle étaient rien moins qu'impressionnants !

Et si quelques entreprises ont eu la volonté ou la chance de s'adapter au progrès industriel, les autres se sont dégradées pour finalement disparaître...

Pour ceux qui ont vécu à l'époque où la commune était une vraie fourmilière bourdonnante d'activité, le regard s'assombrit lorsque lorsque l'on passe devant les endroits qui, autrefois débordaient de vie. Bien sûr, à leur place, d'autres centres d'intérêt se sont installés.

Par exemple, là où existe le Super-Bazar, c'était jadis, la brasserie Kirchman avec ses camions à chevaux qui s'en allaient livrer leur excellente bière un peu partout. Et, à côté, là où la banque se trouve, il y avait les ateliers d'estampages Olivier.

Les ateliers et fonderies Gerkinet ont cédé la place à l'actuel Brico-Center, rue Haute-Marexhe. La C.G.E.R. rue Elisa Dumonceau remplace la célèbre fonderie D'heur. Rue Marexhe, un grand garage remplace le polissage et nickelage de Pierre Thomas, si réputé au temps passé. Il en est ainsi un peu partout, tout évolue très vite ! Et la vie continue. Par contre, d'autres coins de la commune sont laissés à l'abandon. Voyez les ruines de la Petite-Bacnure qui me rappellent les belles années de notre enfance... Que c'est loin tout ça comme le dit la chanson !

-" A propos, ça ne te fatigue pas d'entendre ce que je raconte ?"

-" Au contraire, ce que tu me dis là démontre que l'esprit d'entreprise des Herstaliens n'est pas mort, je crois qu'il y a encore une volonté de reconversion qui rendra aux jeunes la certitude de gagner leur vie en s'inspirant des exemples de ceux qui, avec courage, ont jadis créé tout ce qui a fait le renom de notre Commune."

-" Bravo, Marcel, je suis fier de toi. Je reprends, tu te souviens que nous avions parlé de motos eh bien, à ces motos, on ajoutait assez souvent un side-car.

-"Oui, et alors ?"

-"Ces sides-cars, vois-tu, étaient presque toujours fabriqués à Herstal avec le plus grand soin. Il y en avait plusieurs modèles suivant le goût des clients."



Quant aux AUTOMOBILES, La F.N. en fabriquait de bien belles et robustes comme on n'en fait plus. La Belgique n'avait pas à rougir de sa production. Minerva construisait à Anvers des voitures de luxe qui n'avaient rien à envier aux étrangères, Impéria avait de très bonnes voitures produites à
Nessonvaux. Nagant, plus ancien, était aussi fort connu.

Mais, la plupart du temps, on achetait seulement le châssis pourvu de son moteur, et la carrosserie, on allait la faire chez le carrossier herstalien comme il en existe toujours pour les réparations tandis qu'alors on fabriquait toute la carrosserie de A à Z à commencer par l'armature en bois qu'on recouvrait de panneaux en contre-plaqué ou en tôle y compris les portières plus le capot, les sièges, les garnitures intérieures, pour finir par la peinture à la main. Que c'était beau le travail du peintre qui enjolivait avec amour son œuvre par des filets magnifiques. A présent, la peinture au pistolet prédomine malgré ses émanations de brouillard cancérigène ! C'est le progrès... Seul, le vitrage provenait de Liège, suivant plans.

L'ARMURERIE

C'est surtout elle qui a fait connaître Herstal et ses fusils et qui donnait du travail à un nombre considérable de personnes soit en atelier, soit à domicile.

Combien nombreux existaient encore de petits ateliers accolés aux maisons. C'est dans ces ateliers que de bons artisans confectionnaient la partie de fusil qui leur incombait: limeur, "biddeleur", graveur, faiseur de la crosse ( les feux d'bwès ), vernisseur, bronzeur, basculeur, etc...



Tous les jours, les rues étaient parcourues par ces travailleurs portant leur fagot de canons de fusil ou autres éléments qui étaient assemblés jusqu'à l'arme achevée, éprouvée par des experts du fabricant pour aller ensuite au banc d'épreuve officiel rue Fond des Tawes à Liège, où chaque arme subissait un contrôle sévère et, en fin de compte, recevait l'estampille de l'Etat.




Pèpère, je t'arrête, tu nous a déjà à dit que les vélos s'en allaient par wagons, te rappelles-tu comment cornent on parvient à produire tant de vélos chaque jour ?

-Bonne question, sache seulement que beaucoup de personnes collaboraient à leur réalisation. En premier lieu, les ateliers, les ateliers nombreux où on fabriquait tout ce qu'il faut: les cadres, raccords, guidons, pignons, manivelles, moyeux, pédales, garde-chaînes, sonnettes, etc..

Une fois le cadre assemblé par brasure au cuivre, on le remettait à un des limeurs à domicile pour
en faire la toilette à la lime et au papier émeri, ensuite, le limeur allait le porter chez le sableur afin de l'avoir tout à fait propre ce qui est indispensable pour permettre à l'émailleur de faire un travail impeccable. On poussait la beauté du cadre jusqu'à y tracer des filets dorés !

Velo FN Acatene, Transmission.
Les jantes sont faites à partir de feuillard qui est d'abord étiré au profil voulu puis cintrée au diamètre approprié au pneumatique qui la recouvrira.
Les moyeux et les autres pignons, pédales, etc. sont polis à l'aide de roues en feutre émerisé, de brosses rotatives en coton qui assurent un poli par­fait et ensuite recouverts d'une fine couche de nickel au moyen de bains électrolytiques, ceci en atelier mais plus fréquemment par de petites firmes spécia­lisées comme Herstal en comptait un peu partout.
C'est encore à domicile la plupart du temps que, des femmes surtout, montaient les rayons aux roues. Les freins, poignées, câbles et lampes provenaient de maisons d'approvisionnement existant en Belgi­que ou même à l'étranger. Les pneus sont fabriqués en majorité à Liège, chez Englebert, établi à présent à Herstal sur le plateau des Hauts- Sarts.




A noter que le tandem était aussi fort en vogue. Une fois la belle saison de retour, c'est par cara­vanes que défilaient le long de la berge du canal Liège-Maastricht les deux roues et sur toutes les routes du pays en toute sécurité car les autos étaient très rares en raison des salaires fort modestes de ma jeunesse.

RECTIFIEUR DE CYLINDRES
Avant 1936, les autos étaient donc rares. Voici en quelques mots pourquoi. Il fallait de solides revenus car leur prix atteignait des sommes telles que le monde des ouvriers devait se contenter d'un vélo et encore, pas toujours.

Ceux dont les revenus permettaient l'acquisition d'un véhicule à moteur étaient nécessairement aux petits soins avec lui.

De sorte que si l'un ou l'autre organe devenait caduc, on le réparait tant que possible avant de le jeter.

Par exemple, quand le moteur perdait de sa puissance par l'usure des pistons, cylindres, coussinets des bielles, que penses-tu qu'on faisait ?



-On le foutait aux « riquettes » (vieux fers) bien sûr !

-Eh bien non, on le faisait remettre à neuf, tout simplement. Des rectifieurs spécialisés enlevaient la partie ovalisée des cylindres. De fort bons tourneurs confectionnaient les pistons et les segments adéquats au centième de millimètre près. Travail identique pour le vilebrequin et les coussinets des bielles. Les soupapes et tout le reste étaient révisés, comme cela on avait un nouveau véhicule car la carrosserie, elle ne connaissait pas la rouille puisqu'en bois et simili-cuir.

Je ne pense pas que le métier dont je viens de te parler soit encore pratiqué comme jadis; la fabrication en grandes séries des autos en a tellement fait diminuer le prix qu'il est plus profitable d'éviter les longues remises à neuf évoquées ici.

TOPOGRAPHIE.
L'évolution technique n'a pas seulement modifié notre manière de vivre, elle a en plus modifié de nombreux endroits. Tiens, prends la rue Elisa Dumonceau, là où se trouve un beau magasin de prêt-à-porter et une agence bancaire, sache que jadis c'était un moulin.

Ferme Cajot
Par ailleurs, la rue Basse-Préalle était très pittoresque avec ses gros pavés et ses trottoirs, de simples accotements en terre battue. Le long de cette rue, le ruisseau Bériwa s'écoulait dans un profond caniveau maçonné protégé par un garde-corps en fer. Des deux côtés de la rue, les prairies de la ferme Cajot, dont une s'étend jusqu'au-dessus de la colline qui borde le bois de Bernalmont et son château.
A présent le ruisseau est voûté et la rue entièrement rénovée. Souvent des gamins jouaient à l'équilibre sur le garde-corps.

Au bas de la rue Dumonceau, il y a la C.G.E.R. Avant, il existait là-bas la très connue fonderie D'heur qui produisait des pièces en fonte malléable. Régulièrement, on pouvait voir sortir les camions tirés par des chevaux pour conduire aux usines le fruit du travail des hommes. Ceci n'est qu'un aperçu car la commune a joliment changé d'aspect au cours de notre génération. Par exemple, le téléphone, il faut se rendre à la campagne pour voir des poteaux porteurs de fils. Auparavant, la ligne de chemin de fer était bordée par des poteaux en bois de la forme d'un A majuscule garnis de consoles à isolateurs qui supportaient une masse de fils servant de perchoirs à des kyrielles d'oiseaux beaucoup plus nombreux que de nos jours.

Ah ah, j'allais oublier la grand-rue pavée (elle) et qui a le privilège de posséder une importante ligne de tramways qui dessert l'une la ligne N 5 vers Vivegnis et l'autre la N 6 qui n'allait que jusqu'au passage à niveau de la gare de Wandre en ce temps-là.


Ce qui veut dire que la rue comportait quatre rails, ma foi plutôt dangereux pour les innombrables cyclistes qui y circulaient.
D'autant plus qu'il fallait à tous moments dépasser les attelages, manœuvre risquée principalement par temps de pluie. Dans ce cas, les chutes n'étaient pas rares !

J'ai eu l'occasion d'aller regarder à Poulseur ces hommes qui taillent les pavés avec leurs outils.

Je t'ai déjà longuement parlé des charbonnages, donc n'en parlons plus.

Voyons maintenant d'autres petits métiers qui étaient indispensables.

Ainsi l'allumeur de réverbères qui les allumait à l'aide d'une perche surmontée d'un manchon métallique où on voyait briller une petite flamme. C'est avec sa perche qu'il ouvrait le robinet du réverbère et enflammait le bec Auer puis refermait la porte vitrée du lampadaire.

Le matin, nouvelle tournée pour éteindre le tout. Et cela par n'importe quel temps. Quand on prend la peine de réfléchir aux bienfaits de l'éclairage électrique !!

Puisqu'il y avait une brasserie, il fallait des tonneaux. Je me souviens qu'il existait un tonnelier rue du Grand-Puits (je crois que c'est le puits qui est au rez-de-chaussée du musée qui a donné le nom à cette rue ).
Et les trams dont nous parlions tout à l'heure, il fallait des conducteurs pour les conduire et aussi des percepteurs sur chaque voiture, cela faisait du monde. De nos jours , on paye au conducteur de bus. Parfois même le bus est si long qu'il en est articulé.

Les passages à niveau avaient chacun leur garde-barrière qui n'avait pas de téléphone pour les avertir de l'arrivée des trains mais une cloche enfermée dans un support monumental en fer, d'ailleurs très beau. Pour plus de sureté, beaucoup de machinistes prévenaient de leur arrivée par un vigoureux coup de sifflet de leur locomotive à vapeur. Fini tout ça, c'est automatique.
Eglise de La Préalle et Salle Tinlot

La grand-rue possédait quatre cinémas, plus un rue Haute-Maison (Demet) et un face à l'église de La Préalle (Tinlot).
Chacun avait son personnel : l'opérateur, guichetier, ouvreuse, barman, toilettes, outre le machiniste du moteur à gaz qui produisait l'électricité. Un orchestre avait pour mission de soutenir les diverses séquences des films muets projetés et, à l'entracte, des artistes en tous genres montraient leur savoir-faire. En plus du cinéma, ces salles servaient de terrain favori aux différentes Sociétés dramatiques dont Herstal pouvait être fier. Que de soirées inoubliables passées de la sorte. Pourtant, il existe de modestes troupes qui maintiennent cette si agréable tradition: la Charlemagn'rie, par exemple.

Charlemagne
Chaque jour, on pouvait rencontrer une marchande de lait avec une petite charrette tirée par un gros chien qui connaissait par cœur les maisons où il devait s'arrêter afin que la fourniture du bon lait venant directement de la ferme puisse avoir lieu, tout comme la si délicieuse maquée de campagne qui ne renfermait pas d'additifs chimiques ou du fromage de Herve à point.

Comme les vieux ne recevaient pas de pension autre que le secours de l'Assistance Publique, les plus valides grimpaient au terril du charbonnage afin de grappiller des restes de houille mélangés aux pierres déversées, parfois au risque d'accidents graves causés par de grosses pierres qui dégringolaient et les atteignaient durement, les pauvres. Encore heureux de ne pas recevoir un procès pour atteinte à la propriété privée !
Hiercheuse.

Sais-tu qu'à Herstal, la firme Haberscheif fabriquait des couveuses à pétrole dans lesquelles naissaient des poussins ? Non ? C'est pourtant vrai.

Quand a commencé l'usage de la T.S.F. (radio) des hommes entreprenants se sont mis à monter sur commande des postes récepteurs alimentés par batteries, mais cela coûtait si cher que bien des gens ont dû attendre des années la vulgarisation de cette merveilleuse invention.

Les ustensiles de ménage se réparaient, on ne les mettait pas à la poubelle comme à présent. Il y avait ici plusieurs petits ateliers dans différents quartiers où on remettait des pièces aux marmites percées, ressoudait une louche cassée, etc... Incroyable, hein ? Et pourtant...

Le canal Liège-Maastricht comportait plusieurs ponts tournants. A chacun, une maison où habitait la famille du pontonnier qui ouvrait puis fermait le pont à chaque passage, fréquent alors, des péniches.

-Et ces péniches, avaient elles chacune leur moteur ?

Oh non, les chalands étaient tirés par des chevaux que des loueurs, des "naiveux", louaient pour des trajets convenus. Chaque couple de chevaux avait son territoire et cela jusqu'à Maastricht.

-Tu te trompes, Pèpère, le canal va jusqu'Anvers.

Entendons-nous bien, mon petit, le canal allait bien à Maastricht. Toutefois, pour aller jusqu'Anvers, on a creusé la tranchée de Lanaye dans la colline Saint-Pierre afin que le canal Albert reste uniquement en territoire belge. En plus des chevaux, il existait aussi des remorqueurs à vapeur qui tiraient plusieurs péniches tout doucement. C'est ainsi que si on devait traverser le canal quand un convoi arrivait, il n'y avait plus qu'à prendre son mal en patience.

Pour de petits transports mais trop lourds pour une brouette, on allait louer une charrette à bras pour quelques francs à l'heure chez plusieurs carrossiers de Herstal. Certains hommes effectuaient même vos courses avec leur propre charrette à bras pour un prix très raisonnable.

Et les crieurs publics, par exemple pour annoncer les décès sur la voie publique. Dans ce cas, le crieur portait sur le bras gauche, une pièce de tissus noir ! Ils officiaient également pour annoncer des festivités ou d'autres événements.

Durant la guerre 1914-1918, à Tongres où nous habitions alors, comme je l'ai déjà dit, le crieur communal annonçait son passage par une grosse sonnette qu'il agitait avant de crier son message, en flamand, naturellement. A l'exception des annonces nécrologiques, c'était pour faire connaître à la population les modalités du ravitaillement.
Je n'ai garde d'oublier les paveurs de rues qui devaient réfectionner les nids de poules et ceci par tous les temps et entourés par le charroi des attelages au risque de leur vie, simplement protégés par un petit drapeau rouge et une brouette de sable.

XXXII. PROMENADE RETROSPECTIVE

Un de nos arrière-petits-fils, élève en secondaire, me fait cette réflexion:

-Dis, Pépère, dans les cours qu'on nous donne à l'institut il est surtout question d'informatique, de robotique, etc...

-Mais c'est très bien ça. Il faut suivre la marche du monde pour maîtriser l'avenir.

-Oui bien sûr, mais j'aime quand même également quand tu racontes si bien le mode de vie de jadis.

Que veux-tu savoir, au juste ?

Hé bien voilà, tu me ferais plaisir de me décrire ce qu'on pouvait voir dans les rues comme industries.

-Ben mon vieux tu n'y vas pas de main morte. Enfin pour te contenter, je vais faire un effort de mémoire mais si je commets des erreurs ou des oublis, sois indulgent, j'ai tout de même septante-huit ans. Au fond, je t'admire de chercher à connaître la petite histoire aussi bien que celle avec un grand H !

Nous allons donc parcourir notre commune en commençant par le Sud en suivant la rue principale et en jetant un coup d'œil à gauche et à droite à la manière d'une arête de poisson.

-Ah, ce que tu es rigolo par moments, grand-père!

-Allons-y, écoute.

Tout d'abord, rue Derrière Coronmeuse, le Dépôt des Tramways Liégeois avec ses ateliers, ses écuries, mais oui, et sa centrale électrique qui permet aux véhicules de se mouvoir sur rails sans les chevaux dont les quelques survivants ne servaient plus qu'à de courtes manœuvres.

Cette centrale devait distribuer sur le réseau un courant continu de 550 volts ce qui n'allait pas sans problèmes. Car les voitures en circulation absorbaient l'électricité fort irrégulièrement : démarrages, côtes à franchir, etc...

Afin de régulariser le mieux possible l'intensité du courant, un de mes voisins, Monsieur Dupont, manœuvrait un grand levier relié à un puissant rhéostat dont la mission était de maintenir un courant plus ou moins stable.

Le pauvre homme devait sans arrêt surveiller l'aiguille du voltmètre, tu te rends compte ?

Depuis belle lurette, cela est automatisé. D'ailleurs il n'y a plus de tram du tout à Liège et sa région.!

Revenons Place Coronmeuse. Là, nous passons en face d'un établissement où l'on produisait de bien belles choses. Son nom ? Fonderies et ateliers Plein. Tout ce qu'on peut imaginer en objets d'ornement y était coulé par du métal blanc, travaillé soigneusement, poli et couvert de nickel.

Nombre de ménages possèdent encore des christs, cendriers, coffrets à bijoux, cadres, garnitures de cheminée etc... La main-d’œuvre était principalement féminine.

Le long de la place, le port jouissait d'une intense activité surtout par le mouvement des tombereaux qui y venaient verser le charbon des houillères situées loin du canal. On y traitait aussi des matériaux de construction, du bois pour les mines, etc...

Sur cette place, figure un bel immeuble, il s'agit de l'ex-Palais de Justice du Département de l'Ourthe du temps de l'occupation française. Plusieurs belles maisons rehaussent l'aspect de l'endroit.

Jadis, il existait quelques cafés "dansant" fréquentés par les charretiers qui allaient boire la goutte et remplir un seau d'eau pour le cheval qui attendait son maître en plongeant son museau dans le sac d'avoine pendu à son cou !

Suivons la berge du canal, bientôt, s'offre à nos yeux la scierie Delaveux actionnée par une machine à vapeur. Dans la cour, de vraies tours de planches soigneusement empilées ainsi que des tas volumineux de troncs d'arbres. Une activité de bon aloi s'agrémentait du sifflement des scies à ruban pendant qu'en face, au bord du canal, une grue à vapeur retirait des troncs d'arbres d'une péniche. Parfois, ces troncs provenant des environs arrivaient suspendus à d'étranges véhicules à roues immenses tirés par de robustes chevaux. En wallon, cela s'appelle un triqueballe.
Tout le terrain face à la scierie était couvert de troncs classés par catégories.
Après la disparition de la firme, cette esplanade rendue disponible a été convertie en gare à plusieurs voies à l'occasion du prolongement vers Liège de la ligne de tram vicinal Riemst-Herstal. Ensuite, après enlèvement des rails, c'est le boulevard qui a pris une bonne part du terrain.
Tram Vicinal Riemst-Herstal

Dépassons la rue Masset du nom d'un ancien bourgmestre et nous abordons la rue Haute-Marexhe.

-Pourquoi ce nom, Grand-Père, la rue est toute plate ?

-Bonne question, ce nom est dû au fait que jadis, avant le creusement du canal, des marécages existaient à côté des champs à travers lesquels on a établi une rue au fur et à mesure que s'accroissait la population. La rue Marexhe conduisait aux marécages et la nouvelle percée surélevée par rapport aux marais devint tout naturellement Haute-Marexhe, voilà.

Eh bien, au coin de cette rue et de la rue Masset, une importante usine donnait du travail à beaucoup de monde. C'était les établissements Gerkinet spécialisés dans la fabrication de pièces pour vélos. Tout se faisait au sein de l'usine : fonderie, atelier mécanique très bien outillé et personnel hautement qualifié, atelier pour le polissage et le nickelage des pièces.

-As-tu travaillé là, Pépère ?

-Oui, et Mémère aussi.
-Que faisiez-vous ?

-Mémère travaillait durement sur une presse à main pour emboutir des pièces en grosse tôle. De mon côté, dans un autre groupe, je montais des gros moyeux destinés à la Chine pour placer sur des pousse-pousse.

GILLET 720cc
Revenons place Coronmeuse et pénétrons dans la rue Hayeneux. A droite, derrière les garages, un long bâtiment c'est l'ancien dépôt des premiers trams. Quelques mètres de plus, et à gauche, une belle villa précédée d'un petit parc arboré, fermé d'un grillage en fer forgé: voilà le siège de la fabrique des fameuses motocyclettes Gillet. A l'arrière de cette bâtisse, un grand atelier qui va jusqu'au talus du chemin de fer. C'est en ce lieu que tout un peuple d'ingénieurs et d'ouvriers hautement qualifiés travaillent en équipes pour parvenir à suivre les commandes, tant ces motos ont du succès partout, même en plein Sahara. A cette époque une telle performance était unique !



Je me souviens encore du bruit caractéristique de ces engins à moteur deux temps. Que c'est loin tout cela !

L'esplanade de la Paix avec ses buildings est à peu près situé à l'emplacement de l'usine défunte.

Continuons, dépassons la rue Masset, et admirons un peu plus loin, à droite un hangar ouvert et qui abrite les bois précieux qui vont devenir, entre les mains de spécialistes habiles de belles crosses de fusils. Nous sommes en face de chez Boinem. A remarquer que la rue Hayeneux comporte assez bien de belles maisons bourgeoises dont celle très ancienne et connue "Vinaigrerie Lourtie" dont les ateliers sont toujours visibles depuis la rue Haute Marexhe.

Outre le vinaigre, on y préparait des oignons confits et des cornichons. Votre Arrière-Grand-Mère y a travaillé. Ah, je crois qu'elle nous apprête une bonne tasse de café, n'est-ce pas, Maman ?

-"Mais oui, je suis sûre que vous avez soif à force de parler. Tenez, la voilà. Tiens Marcel, veux-tu du lait ?"

-"Oui Mèmère, merci. Alors tu racontes ?"

"Ben oui, j'y ai passé quelques semaines très pénibles."

En effet, peler de petits oignons à longueur du jour sous l'œil vigilant d'une surveillante exigeante n'a rien d'amusant surtout à cause des larmes qui ne cessaient de perler à mes yeux à cause des oignons. A tout moment j'étais obligée de m'essuyer la figure ce qui me faisait chaque fois recevoir un af­ront. Heureusement j'ai très vite trouvé du travail aux "Etablissements Plein" dont Grand-Père te par­ait tout à l'heure.

-"Alors, Marcel qu'en dis-tu si on laissait ainsi pour aujourd'hui. A ta prochaine visite, mon cerveau aura un peu fonctionné pour un autre voyage dans le temps."

-"D'accord, chers grands-parents, d'ailleurs je rentre à la maison récapituler mes leçons. A bientôt !

Nous reconduisons notre arrière-petit-fils sur le seuil, il remet sa mobylette en marche et nous salue en démarrant.

A quelques pas de chez Lourtie, voici la rue Henri Dacot pas très vieille car il n'y a pas tellement d'années en cet endroit existait une usine de mécanique avec un assez important personnel. C'était chez Herman. Mais elle n'a guère survécu probablement à la suite de la grande crise des années trente que j'ai déjà évoquée dans les pages précédentes.

A peu près en face, une belle façade jouxtant une entrée charretière donne accès aux célèbres ateliers de Léon Pietteur largement réputés pour l'excellente qualité de sa visserie de précision.

Charbonnage Belle-Vue
Et enfin, pour clore la rue Hayeneux, les installations du charbonnage de Belle Vue et Bienvenue fermés depuis environ vingt ans et qui a contribué à la prospérité de la commune et des commerçants environnants. En ce mois d'avril 1985, en attendant l'autobus en face, mon cœur s'est serré à regarder les camions de gravats sortir l'un après l'autre de la paire parce que d'où je me trouvais, j'assistais tristement à la démolition des bâtiments. La "belle-fleur' était encore debout mais pour combien de temps encore ? Le passé fout le camp... Enfin !

Et voici à droite l'ex-rue du Gazomètre qui a changé de nom en souvenir du Bourgmestre Duchatto qui fut lâchement abattu pendant la guerre non pas par des soldats allemands mais par des inciviques.

Avant d'aborder la suite de notre promenade, il est bon de se faire une idée de ce qu'était la grand-rue à cette époque.

D'abord les boutiques et les cafés étaient beaucoup plus nombreux d'où l'animation sur les trottoirs. Dans la rue proprement dit régnait un trafic important mais moins rapide et surtout moins malsain que de nos jours car c'était en majorité la traction chevaline ou humaine qui tirait les véhicules munis de roues en bois jantées de fer. Le revêtement n'était pas du macadam mais des pavés du genre "Paris-Roubais" c'est vous dire...

Une double ligne de rails enclavée entre les pavés causait parfois des chutes de cyclistes par temps de pluie. Et les trams devaient souvent faire usage de leur sonnette à pédale afin d'écarter les tombereaux plus lents et bruyants par leur roues ferrées sur le pavé.

La rue du Gazomètre comprenait naturellement cette institution communale avec ses fours dont on apercevait le rougeoiement le soir ainsi que les énormes ballons en fer galvanisé de forme cylindrique dont la hauteur variait suivant qu'ils contenaient plus ou moins de gaz. Même rue, il y avait les ateliers Heynts fabrication de petites pièces métalliques et, en plus, l'installation pour le nickelage-polissage.

C'est là que notre fille Marie-Thérèse a contracté des brûlures aux jambes pendant la guerre à la suite des émanations acides des bains de nickelage.

Au bout de la rue, avec leur façade au quai du canal, la Fonderie Nottet donnait du travail à de nombreux ouvriers : modeleurs, mouleurs, noyau­teurs, ébarbeurs, etc.

Ici, je m'arrête car je viens d'entendre le bruit du vélomoteur de Marcel. La porte s'ouvre et, en effet, c'est lui qui tout de suite embrasse sa grand-mère et moi. Conversation à bâtons rompus pendant quelques minutes et sans plus tarder la question attendue.

-"Alors, Pépère, as-tu préparé une autre promenade ?"

-"Mais oui. Aujourd'hui, nous parcourrons la rue Saint-Lambert, riche en magasins de toutes sortes, avec son école dirigée par les sœurs de la Charité en ces temps-là."

L'église constitue le centre pieux de la rue. Elle est dédiée à saint Lambert, patron de Herstal. Une très belle procession déroule ses fastes chaque année le dimanche qui suit la Saint-Lambert qui se fête le 17 septembre.

SAROLEA Atlantic
Encore un fleuron industriel de choix, les ateliers Saroléa, qui, grâce à un personnel de qualité produisait des motos dont la renommée n'est plus à faire, partout dans le monde. C'est par wagons que la gare locale expédiait ses célèbres engins utilitaires ou sportifs. C'est fini, malheureusement...

Les locaux sont maintenant utilisés pour la fabrication d'emballages pour le commerce, par la firme Veirmeire.

-"A propos, Marcel, peut-être ta maman t'a-elle déjà raconté qu'elle y a travaillé il y a quelques an­nées."

Tout à côté, le fameux, l'inoubliable Casino Charlemagne des frères Antoine et Louis Namotte qui se trouve toujours là.

Depuis longtemps, finis les spectacles qui ont réjoui plusieurs générations car il constituait la récompense d'une semaine au labeur ou à l'école.

Clientèle assidue qui ne ratait jamais un dimanche pour aller se régaler les yeux par les films choisis et les oreilles grâce à l'excellent orchestre de Monsieur Deprez qui accompagnait judicieusement d'une musique bien assortie au genre de film projeté. C'était merveilleux, et les séances semblaient toujours trop courtes, même au temps du cinéma muet.

Bien sûr, l'avènement du parlant fut un événement mais on a bien regretté la disparition de l'orchestre.

Outre le cinéma, on y organisait assez souvent de très beaux bals de tenue impeccable et animés par de fort bons orchestres.

A remarquer que l'électricité n'existait pas encore, alors chaque salle possédait sa propre centrale qui comportait toute une installation adéquate: moteur à gaz de ville qui transmettait son énergie à une dynamo par une longue courroie, en cuir le plus souvent.

Par mesure de sécurité et pour le confort des spectateurs que le bruit aurait pu incommoder, c'est dans une annexe derrière la salle que le groupe électrogène se trouvait, surveillé par un préposé spécialisé.

Durant un long temps, la salle a servi à emmagasiner des meubles. A présent, je ne sais pas... Et nous voici au carrefour Marexhe qui croise deux routes importantes la N 17 que nous suivons et l'autre qui relie Jupille jusqu'à Eindhoven en Hollande en passant par Tongres, Hasselt, etc... Pour le moment nous nous bornerons à fureter dans les rues adjacentes. D'abord la très séculaire rue Marexhe connaissait jadis une activité intense. Elle compte toujours des magasins. A l'entrée, il y avait une honorable famille qui fournissait toutes sortes d'articles de quincaillerie et cela depuis bien longtemps, c'est chez Lebeau. Un peu plus loin, une émaillerie à chaud pour les articles en fonte.

Dépassons la rue des Trois-Pierres et nous arrivons chez Pierre Thomas, polissage-nickelage où de courageuses femmes se faisaient un devoir de donner un bel aspect de fini aux pièces de toutes espèces qu'on leur apportait.

En majorité des pièces pour vélos, guidons, pieds de selles, manivelles, jantes, pignons, etc... A noter que, en ce temps-là, l'atelier était un peu comparable à une forêt de transmissions, courroies dans tous les coins. Tout cela toumant à toute vitesse grâce à un moteur à gaz au rythme incessant des chansons et du teuf-teuf du moteur.

Et tout le monde y allait de bon cœur avec avant tout le souci du travail bien fait dont chaque ouvrière était fière, à la satisfaction du patron, cela se comprend.

-Dis, Pèpère, tu les as vues travailler, toi ?

-Parfaitement, ma Mère y a occupé l'emploi de raviveuse, et à l'occasion des vacances, j'étais autorisé à passer mon temps parmi le personnel ainsi que le patron et son épouse qui prenaient part exactement comme tout le monde aux travaux souvent sales, insalubres et dangereux inhérents à cette activité.

Ce que j'admirais également, c'était l'atelier de nickelage séparé du polissage. D'abord une dynamo à courant continu reliée à la transmission par courroie. Ensuite de grandes cuves à eau acidulée surmontées par plusieurs paires de barres en cuivre dont la moitié comporte des plaques de nickel, l'autre moitié, les pièces qui, sous l'action de circulation de courant recevront une couche de nickel mate qu'on remet à la raviveuse qui va les faire briller en les passant sur des disques en coton tournant très vite. En ce temps-là, les jours ouvrables étaient de six par semaine à raison de dix à douze heures par jour, samedi compris !

Au bout de la rue encore, une fonderie qui produisait des pièces pour les besoins de l'industrie locale. Je crois que c'était chez Dheur.

Tout à côté, la rue Petite-Voie prenait également part à ce besoin de se remuer cher aux Herstaliens.

Outre les innombrables petites forges, comme on dit, où de petits artisans mettaient tout leur cœur à faire du bon travail dont ils sont fiers. Presque toujours pour des maisons plus ou moins importantes. Les contrôles étaient sévères quand ils rapportaient leur travail. Comme ateliers avec personnel, il y avait la maison Devillé qui fournissait tout le harnachement pour les nombreux chevaux qui sillonnaient les routes et les champs, avant que n'apparaisse la traction à moteur.

Chez Jean Marcq, on fabrique tout ce qu'il faut pour les canalisations de vapeur.

Revenons sur nos pas, nous allons maintenant aborder un autre quartier laborieux : les Foxhalles.

Commençons par la rue Petite Foxhalle, outre la gare, il y avait l'usine Pieper, importante fabrique d'armes et de cartouches sous la marque Bayard, du même côté de la rue, la fonderie Remy et rue Champ-des-Oiseaux une fonderie de non-ferreux, chez Valkeneers.

Rue Grand Foxhalle, les frères Haberscheid produisaient des couveuses à pétrole ! Plus haut, c'est chez Matray, mon premier patron chez qui j'ai travaillé douze ans, là-bas régnait une ambiance familiale irremplaçable.

-Ah, et qu'y faisait-on de bon, Pèpère?

-Toute la cuivrerie de bâtiment, mais rien que du luxe et on y travaillait avec goût et volonté de bien faire ! D'abord, c'est la fonderie dans laquelle de bons mouleurs façonnaient de belles pièces en laiton, maillechort ou cuivre pur.
De l'autre côté de la cour, l'atelier avec ses tours, ses foreuses, etc..., et son groupe de polissage où s'affairait le personnel, hommes et femmes. Les ajusteurs occupaient une pièce latérale et le ciseleur, un vrai artiste, travaillait à l'étage de même que le magasinier avec son important stock de pièces finies.

Dans une annexe, l'atelier chimique destiné au décapage et aux différents bronzages demandés par les clients.

Ce n'est que la crise de 1929 qui a fait liquider l'usine. Comme des millions d'autres, j'ai chômé durant quatre ans sans rien toucher. J'ai pratiqué des métiers inattendus à gauche et à droite et grâce aux cours d'électricité suivis à l'Ecole Technique, nous avons pu survivre jusqu'à mon entrée au charbonnage fin 1936.

Derrière la fonderie, la Visserie Nationale occupait bien du monde.

Berthe BOVY
A quelques mètres, les ateliers Bovy produisaient des armes de luxe et étaient les parents de la célèbre actrice Berthe Bovy. Souvent, les samedis attiraient du beau monde. Ces ateliers sont devenus la propriété de la société La Duranitre, fabrique de machines textiles où j'ai travaillé pendant dix-huit ans jusqu'au jour de ma mise à la retraite le 28 février 1972, juste à l'âge de 65 ans. Cette entreprise occupait plus de deux cents personnes. Tout à côté, les ateliers Ledent construisaient des ponts et des charpentes.

Juste en face, l'étirage des frères Danse a connu une prospérité inouïe par son outillage de qualité. Son camion, tiré par un cheval n'en finissait pas de circuler sans arrêt du matin au soir pour aller à la gare chercher des barres brutes sur wagons, les amener à l'atelier et repartir avec son chargement de barres de tous calibres étirées avec précision afin de les conduire dans les innombrables ateliers de la région qui en faisaient des vis, écrous, bagues, tiges, axes de tous modèles utilisés en construction méca­nique.

Je rappelle qu'avant l'effrayante invasion automobile, ce sont les chemins de fer et la batellerie qui avaient le quasi-monopole des transports en général.

Nous avons habité rue Guillaume Delarge dans les années vingt. Il existait là-bas, un maraîcher digne d'éloges : Valentin, qui avec ses fils, cultivait des légumes savoureux exempts de produits chimiques. Plusieurs artisans y déployaient leur goût du travail bien fait. D'abord la maison Stubbé, meubles de style de toute beauté. A côté, les Bertrand père et fils étaient de merveilleux ciseleurs sur cuivre que j'allais parfois regarder faire à la main de petites merveilles.




Quelques boutiques mettaient de l'entrain dans la rue et aussi un atelier de polissage-nickelage en face de notre maison, chez Denouchamps.

Un peu plus haut, une petite forge dans laquelle les frères Richard réparaient à longueur du jour tous les ustensiles de ménage et autres objets qu'on leur confiait. En effet, alors, on ne gaspillait pas, on réparait ! La matière plastique si vulgaire aujourd'hui était à inventer longtemps après.

La rue Félix Chaumont, voisine, a vu naître la firme Caby qui produisait de fort beaux et bons "quinquets" à pétrole et des réchauds idem. Presqu'à côté un atelier où on ne faisait que des crémones pour fenêtres.

Même rue, des limeurs de cadres de vélos, des limeurs de pièces d'armurerie dans de minuscules locaux attenant aux maisons, il en existe encore des centaines !

Parallèlement, la rue Nicolas Defrêcheux, compositeur d'immortelles chansons wallonnes; en haut de la rue, la fonderie Schoonbroodt spécialisée en grosse mécanique et pourvue d'un pont roulant évidemment.

Non loin de là, rue Gallo-Romaine, un vaste atelier d'estampage dont on entendait le sourd martèlement des presses qui produisaient du matériel de chemin de fer. Propriétaire : la famille Olivier, à côté de la gare.

Plus au nord c'est le hameau de La Préalle que j'ai longuement évoqué précédemment avec son charbonnage mais là aussi florissaient d'autres industries. Entre autres, les ateliers G. Romain spécialisés dans la fabrication de roues de différentes sortes destinées aux voitures d'enfants, ainsi que les autres éléments qui composent tous les véhicules pour enfants.

Dans la même rue Verte, chez Ronday, on construisait des crics pour autos ainsi que d'autres accessoires.

Rue Lucien Colson, une assez importante fonderie que l'on appelait communément chez Kepenne occupait assez bien de personnel. Tout le hameau vibrait d'une saine animation car outre les nombreuses boutiques et artisans, c'était surtout le charbonnage qui ronronnait avec ses berlines qui s'entrechoquaient, la locomotive de la paire, les machines d'extraction, les nombreux trains à vapeur.

Comme à cette époque la radio et la télévision n'étaient que chimère, c'est par soi-même que l'on se distrayait. Au travail ou chez soi, on sifflait des airs populaires ou on chantait les chansons des rues qui, il faut le reconnaître, racontaient toujours quelque chose.

Quand je vous ai dit que notre commune ressemblait à une ruche en pleine activité, je n'ai rien exagéré.

Revenons au carrefour Marexhe où la rue Hoyoux nous attend. Allons-y, elle est suffisamment connue avec son ambiance commerciale mais que de fois suis-je allé chez Rongé près de la rue Laloux chercher des barres de fer dont j'avais besoin, car je suis un bricoleur né, alors... C'est fou ce qu'il y avait comme choix incroyable aussi bien pour l'industrie que pour le particulier.

Rue Laloux, par les portes ouvertes, on voyait des femmes en train de souder des tubes et en faire des cadres de vélos. Le patron s'appelait, je crois, Monsieur Van Herck.

Et nous arrivons rue Elisa Dumonceau anciennement rue de la Chapelle avec, tout d'abord, la maison de transports Pâques où on se rendait chaque fois qu'il fallait faire sa provision de charbon ou un petit déménagement. Ceci en vue de louer une charrette à bras pour quelques francs. Il en existait de plusieurs tailles. Mais la principale raison d'être, c'était le transport industriel à l'aide de camions, charrettes diverses et surtout les attelages pour gens aisés, calèches, landaus pour les mariages de luxe et autres cérémonies officielles. Tout cela animé par une foule de cochers et une écurie nombreuse.

Outre le tram électrique, la grand-rue connaissait une animation aussi intense que de nos jours mais au lieu des autos qui vous envoient leur oxyde de carbone, c'était alors le parfum des crottins de cheval ! Cet ensemble fait maintenant partie de l'Institut Saint-Lambert, c'est le progrès !

A côté, la famille Vercheval tenait un atelier dans lequel on fabriquait des crémones pour fenêtres.
Et là où siège la C.G.E.R, il y avait un petit parc devant une villa où vivait la famille D'Heur et joignant une entrée cochère qui donnait accès à une fonderie très renommée pour ses pièces en fonte malléable qu'elle expédiait partout aux ateliers de mécanique.

J'ai déjà un peu décrit la rue dans un chapitre précédent, donc, n'y revenons pas. Jetons un coup d'œil rue des Mineurs. Là-bas, une firme a également contribué à faire la réputation des produits herstaliens. C'est chez Deprez-Joassart qui se faisait un point d'honneur de ne fournir à sa nombreuse clientèle que des vélos et tandems de toute première qualité. C'est par wagons entiers que mon père voyait charger les "crettes" en bois qui contenaient chacune un vélo et qui s'en allait un peu partout dans le monde.

Tout près, la rue de l'Abattoir avait son atelier qui s'était spécialisé dans l'ornementation de luxe.

Allons place Communale, actuellement place Jean Jaurès, son aspect a terriblement changé, en effet le parking et ses arbustes ont remplacé un pâté de maisons à usage commercial exclusivement : coiffeur, boucher, épicerie, magasin de chaussures, accoucheuse, etc...
La Ruche, Maison du Peuple, Herstal

Nous sommes au cœur de Herstal, grouillant d'activité, Hôtel de Ville, Maison du Peuple avec sa grande salle, ses billards et ses Services Sociaux.

Avant le GB, il y avait la brasserie Kirchman et à la place de la banque, ou à peu près, il existait les ateliers d'Estampage Olivier. Cette place ainsi que la rue Laixhaut est le siège du Marché du jeudi comme tu sais.

Place Laixhaut début des années 50.


-"Dis, Pèpère, Que peux bien vouloir dire Laixhaut ?"

-"Ma foi, j'ai l'habitude de décomposer le mot à analyser."


Moulin Nozé .
Alors, écoute ceci. Dans le vieux wallon, le mot laix ou, à présent aiwe c'est de l'eau. Le ruisseau Bériwa coule dans une canalisation sous la rue Faurieux. Jadis ce ruisseau faisait tourner le moulin Nozé et celui de la Chapelle à peu près derrière l'actuel magasin de prét-à-porter. Comme la rue Laixhaut est située au dessus du vallon du ruisseau, elle est, par conséquent à un endroit plus haut que le cours d'eau, donc plus haute que l'eau d'où ce nom!

Outre les nombreux magasins, la Fabrique Nationale y possède des ateliers et une entrée secondaire jouxtant un raccordement au chemin de fer à la gare de Herstal. Voyons un peu la place Camille Lemonnier surplombée de la très ancienne chapelle Saint-Lambert mais plus connue par le nom de saint Orémus.

Pénétrons rue Faurieux. Tout au début, à côté de l'école ménagère et de l'école de musique, un vaste et beau bâtiment qui est le Commissariat de Police mais qui, jadis, était la demeure d'une famille d'industriels réputés: la famille Lafeuillade dont l'atelier derrière la maison fabriquait des armes hautement qualifiées. La cheminée carrée de la chaudière à vapeur est bien visible depuis la place Jean Jau­rès.

A peu près en face, le grand atelier de décolletage Jacques est devenu la fabrique des renommées machines à coudre Pax, universellement appréciées partout.

C'est la FN qui est l'actuel propriétaire de cet atelier. Même rue, des artisans divers : tailleurs de limes, limeurs à domicile, outilleurs, tailleurs d'habits, peintres et je ne voudrais pas oublier la Firme Tilly qui fabriquait de délicieuses limonades dont on se régalait.

Tout à côté, la rue Nadet possédait un polissage-nickelage. La rue Croix-Jurlet n'est pas loin, allons-y. Outre des établissements toujours en activité, il y avait là-bas une usine d'avant-garde pour l'époque, celle de Clément Mornard. Le personnel assez nombreux produisait tout ce qu'il faut en cuivrerie pour bâtiments, meubles, etc... C'est surtout la fonderie qui était remarquable.

En effet, Mornard fut un de premiers à abandonner le sable pour y couler ses pièces. A la place, il coulait le cuivre dans des coquilles en acier et cela sous pression ce qui fait que les pièces avaient meilleur aspect et réclamaient moins de main-d'oeuvre pour la finition !

Presqu'à côté, une petite fonderie de cuivre également mais le patron, Louis Bonhomme, consacrait son savoir à l'art, ce qui veut dire que, chez lui, pas question de séries mais de créations artistiques à la demande du client.

Toute la rue Croix-Jurlet est une ruche vivante. Je ne saurais dire avec certitude les diverses activités qu'on y déployait.

Mais ce que je sais, c'est que cette rue comptait un nombre incroyable de petits ateliers. Aussi bien pour le travail du bois que des métaux.

Je me souviens fort bien d'une petite usine produisant un outillage de très haute précision pour alimenter les fabriques herstaliennes en : mèches à forer, alésoirs, tarauds, filières, matrices d'estampage et de découpage et autres. Dans la même rue, les rares automobilistes d'alors confiaient leur véhicule quand le moteur perdait sa puissance afin de réaléser les cylindres et d'y introduire des pistons faits au centième de millimètre !

J'ai évoqué cette profession au chapitre des métiers aujourd'hui disparus.

A présent, on met la voiture à la ferraille trop facilement. C'est que, jadis, seuls les riches pouvaient s'offrir une automobile.
A proximité, c'est la place Ferrer, là aussi un atelier d'estampage occupait du personnel.

Voiture FN (voir Autoworld.be)

Continuons jusqu'au bout de la rue. Nous abordons la rue Clawenne fort active avec ses commerces. En outre, elle est dotée d'une belle école (que j'ai filmée avant son remplacement par l'actuelle, plus moderne).

Dans cette rue, figurent également les Etablissements Jolet où l'on trouve tout ce qui intervient dans la construction d'une maison et de son équipement intérieur. C'était aussi le paradis des bricoleurs.

Et voici la rue en Bois où les Etablissement Defize fabriquaient des meubles en séries.

Un peu plus loin, la firme Gasqui, spécialisée dans la fonderie de pièces en alliages spéciaux plus connus sous le nom commercial de sincuial avec lequel l'atelier de parachèvement produisait toutes sortes d'objets permis lesquels figuraient entre autres, de belles autos-miniatures.

Pas bien loin de là, existe la rue Bossuron, la firme Lejeune occupait un important personnel, féminin surtout, dans son atelier de décolletage connu à la ronde.

Allons à présent faire un tour rue Thier-des-Monts. A droite, un bruit de martèlement fait tourner la tête, on est en face de l'atelier d'estampage Warnand.

Un peu plus haut, les voies ferrées du tram vicinal Liège-Bassenge coupent la rue et juste après ce sont les ateliers de décolletage Dejenef dont il reste des vestiges. Les rails du vicinal ne sont plus là et à la place du passage privé de la voie, c'est à présent l'Avenue d'Alès établie après expropriation des riverains.

Revenons Place Jean Jaurès et suivons la ligne de tram dans la rue Large-voie. A peu près en face de la Poste, une grande maison flanquée d'une large barrière en tôle. Au fond de la cour, un assez spacieux atelier surmonté d'une cheminée, ce sont les Etablissements S.A.F.O. ce qui signifie Société Anonyme pour la Fabrication d'Outillage.
L'atelier comportait toutes sortes de machines-outils, et des étaux où s'activaient d'excellents outilleurs de précision. Une machine à vapeur actionnait le tout. En plus, une salle de trempe avec ses fours. J'y ai passé un court stage pour compléter les cours de l'Ecole Technique.

Plus loin, c'est la rue des Gris (à présent R. Heintz). Là-bas un atelier avec machine à vapeur mise en mouvement par mon grand-père maternel, Hubert Raeven. C'était la Maison Léonard mais j'ignore ce qu'on y fabriquait.

Plus près de la Place Licour, en retrait de rue, un grand hangar abritait tout ce qu'on peut imaginer en métaux destinés à l'industrie herstalienne. C'est chez Mottard.

Presqu'à côté, la Boulonnerie Vercheval estampait et parachevait des boulons à longueur de jour.

Traversons le Canal et tout de suite après le pont prenons à gauche le chemin du Jonkay où se trouve une fonderie très réputée, c'était chez Delrez.

Mais revenons au carrefour du Pont de Wandre très animé car là-bas débouchent pas moins de sept voies de communications : la rue du Grand-Puits, rue du Prince, Avenue du Pont, rue Chéra (en deux endroits) rue Clawenne et rue du Crucifix que nous allons parcourir.

D'abord à droite, le long mur du Charbonnage de Bonne-Espérance et son imposante barrière par laquelle nous regardons les bâtiments administratifs, les belles-fleurs, le lavoir, l'atelier de réparations, les transporteurs etc... ainsi que la vaste "paire" avec ses voies ferrées en plus des tombereaux qui attendent leur chargement.

La locomotive à vapeur conduite par mon vieil ami Henri Scoofs manœuvre les wagons qui, une fois chargés, seront amenés à la gare de Herstal.

Mais ce n'est pas tout. Sur le canal tout à côté, les péniches sont déchargées de leur bois de mine afin de charger une cargaison de houille.

De nos jours, plus rien ne subsiste à part une partie du mur d'enceinte. Tout à disparu, même le terril ! Cet endroit n'est plus qu'un grand chantier en vue du pont en cours de construction et d'une autoroute ce qui modifiera le quartier dans l'avenir.

En ce qui a trait aux loisirs, à l'autre côté de la rue, il y a les habituels cafés et également une salle de cinéma qui a fait les beaux jours des habitants des environs pendant plusieurs générations. C'était chez Skreutz dont la seule évocation du nom fait briller les yeux de ceux et celles qui l'ont fréquenté jadis... Quelques commerces, parfois importants, mettent une bonne animation dans toute la rue qui, d'autre part, est parcourue par énormément de véhicules publics et privés car c'est la route nationale 17 Givet-Maaseik. L'usine ACEC est toujours là. Et l'Association Sportive Herstalienne fait depuis bien des années le bonheur de ses supporters dans son stade du Pré Wigiy!

Un peu plus loin, à droite, la rue des Naiveux donne accès au Charbonnage d'Abhooz et son fameux téléphérique. A noter qu'au cours de cette promenade du souvenir, je m'en suis tenu autant que possible aux établissements qui ne sont plus que des souvenirs...

Je pense avoir fait de mon mieux pour n'oublier aucune des entreprises qui ont fait le gagnepain de toute une population ouvrière et des cadres responsables. Alors, mes enfants, qu'en dites-vous ?

C'est Marcel qui prend la parole.

"J'avoue que je n'en reviens pas, car quand on passe dans les rues de la commune, qui pourrait se douter qu'il y régnait dans le temps un aussi grand remue-ménage. Ce que tu viens de nous faire visiter par la pensée est tout simplement formidable."

"C'est vrai, mais ailleurs également, le progrès a marché à pas de géant."

"Je ne dis pas, mais que sont devenus tous ces gens qui gagnaient leur vie dans ces établissements disparus ?

A écouter la Radio et la Télévision, on est plutôt découragé d'apprendre un métier: on ne parle que de chômage, restructuration, fermetures, faillites etc, c'est pénible..."

-"Marcel, écoute mon expérience d'octogénaire et remontons l'Histoire sociale."

Moi aussi, j'ai chômé durant quatre ans, je vous l'ai déjà dit, mais dites-vous bien ceci, jeunes amis, à savoir que chaque fois qu'une invention a bouleversé les habitudes, il s'en est toujours suivi une période d'adaptation. Par exemple quand Gutenberg a inventé l'imprimerie, ce fut un drame pour les écrivains publics qui écrivaient pour les gens très nombreux qui ne savaient ni lire ni écrire. Quand le train a remplacé les diligences et chars-à-bancs, nouveau mécontentement. A la mise sur pied de la Poste, les nombreux porteurs de messages furent eux aussi touchés et ainsi de suite, c'est l'évolution irréversible...

Mais il n'est pas douteux que les politiciens finiront par adopter des horaires plus susceptibles de résorber le chômage petit à petit. Patience !

Les heures libres, plus nombreuses, seront plus aptes à contribuer au bonheur de tous, mais oui, ça viendra ! Les travaux trop lourds iront aux robots. En cette fin de siècle, nous sommes en pleine évolution technologique et sociale. Courage, l'avenir vous sourira plutôt que vous ne pensez.

Voyez l'exemple des Hauts-Sarts, et cet exemple est loin d'être le seul. L'aurore d'un temps meilleur approche ! Courage !!!


XXXIII. L'AGRICULTURE

Nos arrière-petits-enfants sont devenus de grands adolescents que nous avons vus grandir.

A présent, ils s'appliquent à suivre leurs études avec de la volonté ! Cependant, ils continuent à s'intéresser aux choses du passé. C'est ainsi que Mylène, maintenant une belle jeune fille, me dit un jour :

"Dis, Pèpère, je t'ai écouté en même temps que Marcel. Tu as fait la description des industries disparues, rue par rue, à travers notre commune mais ne trouves-tu pas qu'il serait bon d'un peu penser à l'agriculture ? Tu ne parles que d'usines, ateliers, fonderies, etc... mais pour tout ce monde, ça veut dire qu'il faut produire beaucoup d'aliments. Alors, en plus des industries, il y a aussi des agriculteurs."

"Hé bien bravo chère Mylène, félicitations. Il serait en effet impardonnable de ne pas rendre un hommage mérité à ces courageux fermiers et maraîchers qui tout au long de l'année assurent notre pain quotidien !"

Je vous ai déjà fait mention des fermes de l'île Monsin. Revenons sur le territoire communal et voyons un peu la partie consacrée à autre chose que l'industrie. En réalité, les surfaces cultivées représentent plusieurs centaines sinon de milliers d'hectares si l'on tient compte des jardins particuliers.
Ferme Letawe (au bout de la rue E. Muraille)

Et les fermes ? D'abord, la plus vieille, je crois que c'est la ferme Cajot qui a vu naître l'illustre Charlemagne ( ?). Une autre, de la même époque, se trouve rue de Milmort, juste en face de la rue Emile Muraille. Là également, on y élève du bétail, de la volaille et il y a aussi les arbres fruitiers en plus des champs cultivés. Toujours à la Préalle, la ferme du Patâr possède des prés arborés, du bétail et des terres cultivées.

"Pèpère, je t'arrête, qu'est-ce que veut dire Patâr ?"

-"C'est le nom d'une monnaie typiquement préalliene car c'est dans l'atelier du Monastère près de la rue Rogivaux qu'on la fabriquait. Ce bâtiment est actuellement au centre de terrains consacrés à l'horticulture. Je continue à énumérer les fermes."

A l'orée du Bois de Bernalemont, près du château, existe encore une ferme en pleine activité. Côté Pontisse, il existait aussi une ferme dominant une vaste plaine agricole ainsi que des prés arborés dans lesquels le bétail partage l'herbage avec la basse-cour. La Maison de Repos qui jouxte la Cité Wauters est cette ancienne ferme entourée d'imposantes terres, cela jusque Vivegnis. D'autres fermes encore en différents endroits. Ajoutez-y les nombreux maraîchers et petits éleveurs de lapins un peu partout.

Il serait impardonnable de ne pas parler des gens qui cultivent leur jardin particulier soigneusement, pendant les moments de loisir !

Afin de les approvisionner en outillage, semences, fumiers, les grainetiers et pépiniéristes disposent de stocks au service des clients.

Près de chez nous, nous faisions nos achats chez Karl Darimont ou chez Deffet l'un et l'autre à Vottem, qui nous ont toujours très bien servis.

Comme vous voyez, mes enfants, la gastronomie locale n'a rien à envier, le commerce est florissant et la renommée des boulangers, bouchers et restaurateurs est hautement méritée et digne de tous les éloges !
J'aime parcourir la campagne en plein essor. Que c'est magnifique les blés qui ondulent sous le vent. Et, à l'arrière-saison, les longues échelles appuyées contre les arbres tandis que dans l'herbe, les mannes attendent les fruits que viennent y verser les hommes et les femmes chargés de la cueillette.

Depuis le début de nos entretiens, vous avez remarqué je n'en doute pas, combien j'aime la nature. A votre tour, aimez-la, respectez-la. N'oubliez surtout jamais que c'est grâce à elle que la vie est possible ! En outre, elle est une source de joies saines. Les plantes, les oiseaux, les animaux, les fleurs, quoi de plus beau ?

Ferme Cajot
Ainsi, par exemple, un spectacle que je n'aurais jamais voulu rater, c'est le battage du blé.


-"Oh Pèpère, qu'est-ce que c'est ?"

"Ma foi, il s'agit tout simplement de séparer le grain de froment ou de seigle, etc... de la paille."

Certes, j'ai déjà regardé battre à la main à l'aide de fléaux, les gerbes étendues sur le sol mais c'est plutôt celui à la machine qui m'amusait le mieux. Je vous raconterai ça car il s'agissait, à mes yeux, d'une vraie fête !

XXXIV. UN TRES BEAU JOUR

Une scène que je n'aurais jamais voulu rater, c'est le battage du blé à la Ferme Cajot, merveilleux.
Juste en face de l'entrée, vous connaissez la cour en contrebas de la place Jacques Brel (jadis Oscar Beck).

Eh bien, sous le portique, à cette occasion, trône un gros véhicule, genre roulotte dont l'un des flancs comporte une roue en bois, couverte d'une courroie qui va jusqu'au volant de la locomobile semblable à celles qui amènent les carrousels à la fête de la Préalle. Une foule de gens, hommes et femmes desservent la machine à battre tandis qu'on décharge la moisson au fur et à mesure qu'arrivent les gerbières lourdement chargées de la récolte et tirées par de forts chevaux.
Batteuse à vapeur

On engouffre les gerbes par l'ouverture béante de la machine qui les avale pour les rendre à l'autre bout sous forme de paille dégarnie des précieux grains. Ceux-ci tombent dans des sacs que de puissants biceps évacuent dès qu'ils sont pleins, cela sans arrêt. Tout va vite ! Il faut profiter tant que le soleil brille. Tout le monde est joyeux dans la bonne odeur du blé chaud.

Les quolibets vont bon train, c'est l'été. Les chariots se succèdent et sont vite déchargés.

Dans la cour de la ferme, c'est le branle-bas afin de retirer la paille de la machine, qui n'attend pas, et en faire de grands tas qui seront engrangés pour l'hiver. La volaille ne sait où se fourrer, et pourtant quelques poules risquent leur vie en vue de grappiller les grains qui tombent à côté des sacs.

Dans la vaste cuisine, la fermière et ses aides sont en pleine activité à préparer le repas qui clôturera la journée de tous les participants au battage.

Dans la prairie près de là, les vaches meuglent comme pour annoncer l'heure de la traite... on les oublie un peu !

Pendant tout ce temps, la locomobile tourne sans relâche et son « tchouf-tchouf » tient les oiseaux à distance. La vapeur est absorbée tout de suite car l'air est sec et chaud, c'est l'été. Le mécanicien soigne sa machine comme fait un bon père à son enfant. Belle conscience professionnelle !

Les chariots arrivent sans cesse bourrés de gerbes et cela sent si bon la campagne et des coquelicots et aussi des bluets pointent ça et là leurs fleurs rouges et bleues. Une heure auparavant, ces gerbes se chauffaient en plein soleil estival sous forme de meules que les oiseaux maraudaient allègrement.

Tard dans la soirée, une fois passée la dernière gerbe, la locomobile lance un long coup de sifflet qui fait aboyer furieusement tous les chiens des environs !

Et voilà la journée terminée, on est fourbu et content. Le temps de s'essuyer la sueur qui perle au front, chaque participant cherche de quoi s'asseoir afin de déguster à son aise le verre du patron. Ensuite, c'est la ruée vers le festin pendant lequel chacun ira de sa petite histoire rigolote tout en avalant les mets amoureusement préparés. Et la soirée se termine par une farandole joyeuse et toute simple et la nuit vient tout doucement dans l'allégresse générale.

Ah, ces événements heureux, villageois, que nous avons connus étant gamins et gamines, c'est peut-être un peu naïf. Pour nous, les vieux, c'était une fête, mais si belle...
A l'automne, les charrues iront retourner les chaumes qui recouvrent encore les éteules ainsi que du fumier en prévision de l'année suivante.

XXXV. CONCLUSIONS

Ce huit mai 1987, c'est un jour de congé dans les écoles. En effet, cela fait 42 ans que l'Allemagne de Hitler a capitulé à 2 heures 41 du matin.
Il s'agit donc d'un Anniversaire à célébrer dignement.

Deux de nos arrières-petits-enfants nous ont rendu visite. Ce sont maintenant de gracieuses petites jeunes filles bien éveillées, pleines d'entrain.

Mylène m'interpelle.

"Dis Pèpère et toi Mèmère, Mamy m'a déjà raconté que durant la guerre elle a voyagé avec vous en tandem."

Chantal à son tour dit :

-"Oui, ma Marraine aussi m'a dit la même chose, alors Pèpère, qu'en est-il au juste ?"

-"Ma foi c'est vrai pour toutes les deux et aussi pour Mèmère.
Toutes trois m'accompagnaient à tour de rôle. Vous voulez des détails ?"

Ensemble : "Oui Pèpère, raconte."

Hé bien voilà; début 1939, Henri Abry marchand de cycle à côté de chez nous, nous a fait un tandem de toute beauté, avec des moyeux à freins à tambour, et à trois vitesses, pneus ballon, selles confortable, lampes électriques, porte-bagages, un vrai bijou !

Nous l'avions à peine étrenné que la Belgique fut envahie par les hordes teutonnes dont je vous ai déjà parlé. Dès le 10 mai, les prix n'ont cessé de grimper, or mon salaire d'ajusteur à l'atelier du charbonnage était de 45 francs par journée de huit heures, mais j'effectuais beaucoup d'heures supplémentaires. De plus, tout fut bientôt rationné, juste assez pour ne pas mourir de faim.

Il fallait absolument s'approvisionner chez les fraudeurs ou dans les fermes à prix d'or...

Rue Faurieux, octobre 1925
Avant la guerre Mémère travaillait à la F.N., mais elle n'a pas voulu le faire pour nos ennemis ! Toutefois, elle a trouvé à s'embaucher chez Pax, rue Faurieux, fabrique de machines à coudre. Dans mon atelier, un collègue allait tous les mois chercher du tabac chez son frère planteur dans le Hainaut de tabac de Roisin ou d'Obourg. Un ami me suggéra de présenter ce tabac dans les fermes ardennaises, plus attrayant que l'argent aux yeux des cultivateurs. Nous avons suivi ce conseil et nous en sommes bien trouvés malgré les kilomètres à tandem ! Nous avons ajouté quelques accessoires au tandem.

-"Comment et pourquoi Pèpère ?"

-"Afin de paraître de simples touristes aux regards des Allemands et des rexistes qui espionnaient les routes à l'affut d'une bonne prise car n'oublions pas que le marché noir était punissable. Et puisque je prestais souvent des heures supplémentaires, il me restait à les reprendre en fin de mois, ce dont nous profitions à tour de rôle.

Lorsque nous fûmes bien équipés, nous nous sommes mis à sillonner, à ratisser toute la région comprise entre Houffalise et Bastogne en visitant les fermes une à une afin d'échanger notre tabac contre du froment, du seigle, des pommes de terre, des œufs, du beurre, parfois du pain, du lard... Toutes ces randonnées nous ont permis de découvrir des coins de Wallonie d'une rare beauté souvent très loin des grandes routes. Des rivières tortueuses, ruisseaux fougueux, sous-bois féeriques, forêts somptueuses. Qu'elle est belle notre Ardenne !

Rendons également hommage à la serviabilité des habitants de cette région qui, rappelons-le, ont caché des milliers de patriotes traqués par l'ennemi !

Tout comme Mèmère, vos grand’mères ont participé à cette vie agitée, à cause de la guerre. En plus de ces visites aux fermiers, le moment venu, on a glané sur des éteules là où le blé venait d'être fauché et ensuite retourné les terres qui venaient de subir l'arrachage des pommes de terre. Chaque fois, après avoir obtenu l'autorisation du fermier, bien entendu !

"Mais du côté des Allemands sur le chemin du retour, jamais d'ennui ?"
"
Si, plusieurs fois, mais chaque fois, j'ai pu nous tirer d'affaire en leur racontant, dans un allemand approximatif, des histoires idiotes et ils ne nous ont jamais rien pris malgré le tandem lourdement chargé. Nous avons parcouru de la sorte 8259 kilomètres...

-"Et les prix, vous en souvenez-vous ?"

-"Pas tous, car nous faisions surtout du troc. Mais il a parfois fallu payer en argent, faute de tabac à échanger. Le tabac, lui, je l'achetais à 35 francs les cinquante grammes et je ne le lâchais que contre cinq kilos de froment ou de seigle, soit à sept francs le kilo. Par contre, chez les fraudeurs locaux, ça coûtait environ quarante francs. Il ne restait plus qu'à moudre... Les pommes de terre, par ici se payaient dans les vingt francs le kilo. En Ardenne, la moitié ! Le reste à l'avenant.

Revenons au huit mai 1945, certes, ce fut un jour faste, suivi de nombreux autres à l'occasion de la paix enfin retrouvée. Mais le clou final, ce fut la procession nautique sur la Meuse, le 18 mai 1946.
Procession nautique sur la Meuse 1946.
Quantité de péniches somptueusement garnies, chargées de personnages revêtus de costumes historiques de toute beauté, chacune d'elles tirée par un remorqueur à vapeur. C'était splendide et inoubliable ! Cette fête a débuté par une messe célébrée par les plus hautes autorités ecclésiastiques et une foule de prêtres et diacres.

Partout le long du fleuve, une foule immense, malgré le temps maussade, savourait le spectacle. Le moment le plus pathétique a été l'Elévation car, à cet instant solennel, les sirènes de tous les remorqueurs ont rugi en même temps, j'en ai encore la chair de poule !

Après la Bénédiction, la procession démarre au son des musiques de circonstance. Certes, ces fastes avaient pour but de fêter dans la joie le retour de la paix mais, avant tout, c'était afin de rendre un respectueux hommage à sainte Julienne de Cornillon, créatrice de la Fête-Dieu.

En conclusion de ce livre, mes enfants, cessons de nous pencher sur le passé, ne l'oublions pas, respectons-le, mais pensez principalement à l'avenir. Celui-ci vous appartiendra si vous faites preuve de volonté. Comme je vous l'ai déjà dit, Herstal et son hameau la Préalle, forment ensemble une seule et même ruche bien vivante.

A vous de vous montrer de bonnes abeilles !!!






En recherchant des images sur l'exposition de Liege en 1939, j'ai trouvé sur Galica.bnf.fr un livre intitulé:"Exposition Universelle de Liege 1905. Les Colonies françaises."

En visitant le site de la ville de Liege j'y ai trouvé des copies couleurs de quelques très belles affiches.

Ces affiches décrivent assez bien l'état d'esprit de la société au debut du 20° siècle.

Cette exposition précède de deux ans la naissance d'Alphonse FREDERIX.